Il faut lire Valère Novarina à voix haute. Laisser le ventre, puis les poumons éjecter ces mots que lisent nos yeux. Il faut y aller franchement, comme on plongerait dans une piscine. Ne pas s’arrêter tout de suite au déchiffrage, à la quête du sens. Novarina écrit d’abord en rythmes, en sonorités. Ses phrases rebondissent de césures en rimes, d’alitérations en inventaires. Il faut s’y laisser prendre, s’y faire charrier, retrouver le mouvement d’une langue qui ne cesse de créer le monde.
La Chair de l’homme s’ouvre par une double énumération : celle d’abord de paroles lancées par des personnages aux noms souvent bibliques et celle de personnages qui entrent sur « la scène circulaire ». On y trouve « Jean Nuisance(…) Jean Multipliqaue(…) le Directeur de Oui-tout (…) Le Chevalier Nihilo (…) l’Acteur fuyant Autrui (…) le Professeur Viens c’est la Mort etc., un défilé de 16 pages qui s’achève par cette seule action : « Ils éteignent. »
Chaque personnage qui apparaît - il y en aura plus de trois mille - est porteur d’une parole et cette parole suffit. Elle est matière, elle est chair, elle est pensée : « Dites aux choses qu’elles soient présentes dès qu’on les mange ou nomme ! » s’exclame L’Enfant ouvre-bec. Manger et dire sont deux actes religieux. La parole et la chair renvoient au Christ et Valère Novarina nous convie à un grand repas où le monde est au menu. Nommer, invoquer, recenser (les rivières, les plats), brasser une langue où s’expriment encore de vieux patois ; Novarina emprunte des chemins que Rabelais avant lui avait défrichés. On y trouve des répliques dignes d’un nouveau Panurge. Ainsi "(Jean le mangiastre) Professeur Raymond de la Matière, qu’y a-t-il derrière ton derrière ? (Le Professeur Raymon de la Matière) La nature morte. »
L’auteur, qui apparaît ici ou là, sous les traits notamment de « L’Enfant Savoyard » est interpellé par ses propres personnages qui lui demandent alors de dire ce qu’il voit : « Quatorze cent soixante et onze personnes, hommes, femmes et enfants ». On lui demande alors : « Que font-ils ? Qu’est-ce qu’ils font ? » et l’Enfant Savoyard d’énumérer en trente pages, ce que chacun fait : « Médée la Quine ôte son béret ; Tiénon pousse une charrette (…) Stif se souvient d’une chanson (…) Pétasson observe les gens (…) Greulo dilapide son gain (…) Juste de Monjoux demeure de marbre (…) ». Ainsi donc, l’auteur apparaît comme un voyant, et, nommant les choses, le créateur de tout ce qui a lieu sur cette scène circulaire du monde.
La Chair de l’homme est un livre imposant, un magma de parole où se fait jour cette quête spirituelle dont nous parlait Novarina (cf MdA N°4) : « Mes textes sont toujours repris à chaud pendant de longues périodes de travail. Je m’enferme avec l’idée de traverser quelque chose, de vivre une expérience du corps. Le monde que l’on découvre, ce n’est pas le même monde que celui que l’on veut nous raconter. Ce travail c’est l’ouverture vers une nouveauté où se mêlent à la fois ivresse et angoisse. »
Ouverture, expérience du corps, Novarina égrène un mysticisme que La Chair de l’homme vient parfois ponctuer de comique : « Lorsque j’étais nu, mon nom fut mon premier costume. Puis j’ai perdu mon nom, puis mon nu, puis ensuite mon costume. » L’homme est là.
La Chair de l’homme
Valère Novarina
P.O.L
526 pages, 160 FF
Signalons aux éditions comp’act un livre de photos prises par Thérèse Joly près de la maison savoyarde de Novarina qui signe le texte de ce livre : Le Feu (140 FF)
Poésie La grande cène du monde
mars 1995 | Le Matricule des Anges n°11
| par
Thierry Guichard
Nommer c’est créer. Fort de ce credo, Valère Novarina convoque plus de trois mille bouches pour manger le monde tout en le créant. Gigantesque.
Un livre
La grande cène du monde
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°11
, mars 1995.