Manuscrit trouvé sous un lit (suivi de) Mirage et de Vendredi noir
Par un tour facétieux d’homonymie, les lettres russes comptent trois Tolstoï : Léon l’auteur de Guerre et Paix, et deux inconnus dont l’un, Alexis Konstantinovitch, a produit une prose désuète tandis que l’autre, Alexeï, réapparaît à l’étal des libraires. Affublé d’une réputation de plomb, ce dernier errait depuis les années 30 dans le purgatoire des Lettres en compagnie d’abjects personnages. Comme Hamsun ou Céline, Alexeï Tolstoï a fait un choix politique terrible dont la principale conséquence sera, en Europe de l’Ouest, l’enterrement de son œuvre sous l’opprobre.
Issu d’une famille aristocratique de Samara, Alexeï Tolstoï s’engage pour la Russie tsariste lors de la Révolution d’Octobre et fait avec l’émigration blanche le voyage de Paris. Puis il rentre à Moscou, fait l’apologie du régime stalinien et partant, devient une personnalité officielle. Voilà sa faute, une trahison manifeste déguisée par un discours nationaliste sur la nécessaire grandeur de l’Empire russe… ou soviétique.
Outre cet opportunisme politique -qui cache mal une soif de reconnaissance- et « un manque de sens moral vraiment extraordinaire » (dixit Ivan Bounine), cet homme disposait d’un indiscutable talent. Malgré les relations « fraîches » qu’il entretenait avec Staline, Boulgakov se reconnaîtra lui-même parmi les disciples de ce moderniste.
Deux ouvrages parus chez l’Esprit des péninsules en donnent la mesure. Le recueil le plus récent qui regroupe trois récits, Manuscrit trouvé sous un lit, Mirage et Vendredi noir, fait sans ambages la démonstration des capacités de l’auteur. Décrivant les Russes échoués à Paris ou Berlin, il se révèle un portraitiste à l’œil féroce, un styliste net, un romancier puissant. Capable d’affubler dans une même phrase un émissaire des Soviets d’un bonnet de vélocipédiste et d’une médiocrité massive, Tolstoï s’attarde moins sur le ridicule que sur les défaillances individuelles. Entre « bamboches homériques » et retours de manivelle, il exploite le filon de la déception.
Dans des dialogues plein de sarcasmes et d’éructations rageuses qu’il ponctue parfois d’un « ouaf ! », l’auteur témoigne des rêves qui se brisent et relève chez l’Homme un penchant pour l’échec : le narrateur du Manuscrit est un cynique velléitaire qui se laissera détruire et Zader un financier mythomane qui perdra tout. Quant au rêveur de Mirage, le plus conscient pourtant, il a cherché à New York une hypothétique fortune. Naïfs et hallucinés, ils gesticulent tous en proie à l’insatisfaction comme cet architecte rescapé des guerres bolcheviques qui, dans des visions, conçoit d’utopiques Villes bleues (L’Esprit des péninsules, 1994) Isolé dans un monde médiocre, ce héros idéaliste se retranche sur un tertre funéraire et atteint son apothéose -paradoxale pour un architecte- en détruisant une bourgade odieuse. Mais le paradoxe sied à Tolstoï. Confronté à la lame de fond du communisme, il livre ses doutes dans des métaphores ambivalentes dont on ne peut dire si elles justifient le socialisme utopique ou les menées staliniennes. Simplement, on reste étourdi par la découverte d’une prose qui balaie les réticences les plus informées.
« La vie, écrivait Tolstoï, ne pardonne pas aux esprits fantasques, aux rêveurs, aux exaltés qui s’éloignent d’elle », et la postérité voue aux gémonies les écrivains qui, pour s’attacher à leur vie matérielle, ont salué le cortège des tyrans.
Manuscrit trouvé sous un lit
Alexeï Tolstoï
traduit du russe par P. Lequesne
L’Esprit des péninsules
15, rue Trousseau, 75 011 Paris
125 pages, 70 FF