Le 23 octobre 1961 à Santa Fe (Argentine), Angel Leto et le Mathématicien marchent de conserve dans la rue San Martin. L’un est un jeune comptable sans aspiration, l’autre un ingénieur, fils-de-famille vêtu comme une gravure de mode. Tous deux vivent un même trouble. Pour des raisons différentes, ils n’ont pu participer à la fête donnée en l’honneur de l’anniversaire du poète Washington. Le ratage de cette soirée les obsède tout au long des deux mille mètres de la rue et les réduit à commenter le récit qu’un de leur ami, Bouton, leur en a fait. Comme don Quichotte et Sancho Pança, ils cheminent en évaluant ce témoignage et rencontrent Tomatis, un journaliste sarcastique qui assistait à la fête et brouille un peu plus les cartes. Au terme de cette balade, il ne restera de probable pour Leto et le Mathématicien qu’un débat sur l’instinct et l’apologue énigmatique du poète à propos de la conduite des moustiques.
Manifestement dégagé de la linéarité qu’induirait la promenade le long d’une rue droite, le roman donne une clef de lecture avec son titre espagnol, Glosa. Le sujet, ce sont les rapports du langage et du réel. Par la mise en abîme des témoignages successifs et l’utilisation d’un narrateur qui n’est pas aussi omniscient qu’on le croit, Juan José Saer torpille le principe de réalité avec brio. Objet de ses précédents romans, la réalité est pour Saer « le visible plus l’invisible », une conscience intime et un leurre.
À l’instar du Tandis que j’agonise de Faulkner, Saer donne la parole à chacun des protagonistes qui tour à tour raconte sa version de l’histoire. Mais si chez Faulkner les sentiments subjectifs s’affrontent, leur recoupement permet d’inscrire les faits dans une réalité unanime. Saer, au contraire, façonne l’improbable. À force d’analyse et de pondération, le Mathématicien et Leto dissèquent rétrospectivement « l’infinité probable des variantes de non-vérité ».
L’Anniversaire agit comme un accélérateur de particules. La réalité y est atomisée. La soirée subsiste à peine dans la mémoire des protagonistes tandis qu’elle devient dans l’esprit de Leto et du Mathématicien des « souvenirs parasites, (…) d’expériences étrangères qui n’en perdent pas pour autant force, sens et cohésion. »
Roman considérable, L’Anniversaire enrichit ses lecteurs. Aux autres, il restera cette question agaçante comme les moustiques de Washington : qu’ai-je donc raté ?
L’Anniversaire
Juan José Saer
Traduit de l’espagnol
par Laure Bataillon
Points-Seuil
272 pages, 36 FF
Poches Saer, itinéraire conseillé
février 1996 | Le Matricule des Anges n°15
| par
Éric Dussert
Un livre
Saer, itinéraire conseillé
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°15
, février 1996.