Dans ses Derniers poèmes (Verdier, 1994), Yeats interpellait ses concitoyens d’un « Poètes, sculpteurs, mettez-vous à l’œuvre ». L’histoire ne dit pas si son injonction fut suivie d’effet, mais à en juger par l’audience des écrivains irlandais, elle peut a posteriori sembler superflue. Certaines mauvaises langues prétendent même que le meilleur de la littérature anglaise est irlandais… Il est vrai qu’avec Shaw, Wilde, Joyce, Yeats, Synge, Moore ou Beckett, la verte Erin peut se targuer d’avoir exporté l’un des plus gros bataillons de la littérature moderne. Dans le cadre de l’Imaginaire irlandais et avec l’aide de l’Ireland Literature Exchange et du CNL, les éditeurs français ont traqué les œuvres qui manquaient aux Français. Découvertes et rééditions.
Le sort des nouvelles de Frank O’Connor reste incompréhensible. Souvent comparées à celles de Maupassant et de Tchekhov, elles portent la marque d’un nouvelliste de premier plan. Pour en juger, nous disposons enfin des Hôtes de la nation, recueil dont la nouvelle-titre aborde un thème utilisé par Neil Jordan dans le scénario de The Crying game. Des geôliers de l’IRA sont conduits à exécuter les soldats anglais avec lesquels ils s’étaient liés d’amitié. Ennemi des contraintes, O’Connor (1903-1966) était un homme de raison. Activiste de l’IRA, il s’était désolidarisé du mouvement au moment où, en prison, il avait pu comparer le prix des vies à celui des mots d’ordre. Traduit parfois maladroitement (l’auteur attribue-t-il vraiment un « petit vélo dans la tête » à l’un de ses personnages ?), ces nouvelles laissent enfler les malaises, ceux qui assaillent les hommes obstinés, emmurés dans de trop solides convictions. (Traduit par E. Soonckindt, Calmann-Lévy/Maren Sell, 221 pages, 85 FF).
Né en 1896, Liam O’Flaherty appartenait lui aussi à l’IRA et il appréciait la France -et ses hippodromes. En 1994, Joëlle Losfeld proposait L’Assassin, le récit des affres morales d’un nationaliste chargé de tuer un homme politique. Aujourd’hui, c’est Insurrection, la chronique des événements de Pâques 1916 où O’Flaherty dresse comme il l’a souvent fait le portrait-type de révolutionnaires. Observations morales, bouillonnement d’actions, O’Flaherty est à ranger aux côtés d’Hemingway (traduit par Isabelle Chapman, 239 pages, 110 FF).
Les Îles d’Aran, le classique ethnographico-littéraire de Synge (1871-1909) bénéficie d’une nouvelle traduction de Béatrice Vierne aux éditions Anatolia (267 pages, 129 FF).
Agrémentée de photos de Bill Doyle, cette version offre des notes éclairantes pour la compréhension de l’expérience du dramaturge, sur la vie des pêcheurs du bout du monde et sur la manière dont Synge s’est approprié la langue des îliens pour en nourrir son théâtre. Climats donne en outre un recueil de récits Dans le Wicklow (traduit par Bernard Hoepffer, 200 pages, 120 FF) et la collection Babel propose en format de poche l’intégrale de son Théâtre (335 pages, 57 FF) dans la traduction de Françoise Morvan qui avait paru aux éditions Folle Avoine en volumes séparés (et toujours disponibles).
Grâce à l’énorme travail de traduction et d’annotation mené par Christine Longepierre depuis 1985, Belfond publie le cinquième et ultime volume de l’autobiographie du dramaturge Sean O’Casey (1880-1964) : Coucher de soleil et étoile du soir sonne le point d’orgue d’une carrière, le crépuscule d’une vie. Celle d’un protestant issu du milieu modeste de Dublin. Malade des yeux mais opiniâtre, l’auteur de La Charrue et les étoiles en butte à une critique littéraire féroce avait dû s’exiler pour réussir. Il retrace dans ce dernier volume les événements des années trente à cinquante et opère un retour sur lui-même. Toujours aussi vivace, sa plume monte des dialogues impétueux comme naguère et trace les figures de Shaw, Orwell, Yeats… Depuis la parution d’Une Enfance irlandaise, ces mémoires représentent un formidable accès au monde littéraire irlandais.
Enfin, les amateurs de littérature fantastique peuvent se plonger avec délectation dans la lecture de deux maîtres du genre. Carmilla de Sheridan Le Fanu (1814-1873) est un livre d’une rare influence qui est à l’origine de la figure littéraire du vampire (traduit par Gaïd Girard, Actes Sud/Babel, 156 pages, 39 FF). Il inspira à Bram Stoker (1847-1912) son Dracula. Succès monstre, ce livre éclipse cependant le reste d’une œuvre qui nous parvient par petits morceaux : ainsi la Dame au linceul (Actes Sud/Babel, traduit par Caroline Doizelet, 195 pages, 39 FF) répond avec grâce aux canons de la littérature gothique. On y voit le jeune Rupert Sent Léger hériter d’une fortune et d’un mystère, celui qu’enferme le château retranché des Balkans. Dans les clartés lunaires de son fief isolé, il s’éprend d’une femme en linceul, prépare la population locale à la guerre imminente et visite les forêts où se cache une sombre petite église. Fantôme ou diablesse, la jeune femme y repose dans un cercueil de cristal… L’imaginaire disiez-vous ?
Domaine étranger Du côté des anciens
juin 1996 | Le Matricule des Anges n°16
| par
Éric Dussert
Du côté des anciens
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°16
, juin 1996.