On n’est pas fait pour écrire. Notre nature consiste en l’hétéroclite assortiment d’une chose étendue, notre corps, et d’une autre qui pense, dont le nom importe peu. Elle nous prescrit notre chemin et nos allures. Notre affaire, comme celle de toute créature à qui la vie fut départie, c’est de soutenir notre existence. L’étrange faculté que nous avons touchée de savoir, de penser, ne diffère pas, dans son principe, de l’ongle épais que le cheval a reçu pour lasser les steppes de son galop rapide, des venins et des crocs, des écailles, des ailes des oiseaux, des antennes que portent les insectes. Elle guide et seconde nos entreprises dans la création, dessine le contour des choses qui sont bonnes, l’arête, aussi, des redoutables, éclaire sous nos pas le chemin. C’est ainsi qu’il en va quand on y songe. La preuve, c’est qu’on n’y songe guère et que rien n’est malaisé, pénible, comme, justement, d’y songer.
Bien sûr, il arrive que nous devinions, du coin de l’œil, sur les parois, quelque signe obscur, des figures hésitantes, de très anciens émois qui persistent, des lambeaux de ténèbres, des lueurs. Mais rien n’exige que nous ayons égard à ce que la vie, en sa requête puissante, souveraine, a laissé dans l’ombre et la confusion, à l’écart. Il n’est dit nulle part que ces accidents fugaces, énigmatiques, insignifiants importent à notre aventure ni que nous gagnerons à y regarder de plus près. Il y a les choses nécessaires, l’urgence chronique du présent, le mouvement qui nous emporte et il serait funeste de s’en détourner pour interroger des apparitions errantes, des échos attardés, des spectres.
Je ne sais à quelle impulsion obéit la main qui s’arme de la plume et tâche à fixer ce murmure, ces moires sur le papier. Une chose est sûre, c’est que ce geste enfreint la règle qui découle de notre nature et ne veut pas que nous dissociions des objets tangibles, actuels, les pensées que nous formons.
Qu’il y ait des choses derrière les choses, du temps dans le temps, une autre réalité sous ce qui en porte le nom, cela se peut. De grandes forêts, à n’en pas douter, s’étendent de part et d’autre, dans l’ombre, avec leurs carrefours et leurs clairières, leurs habitants, leur langage, leurs brasiers. La rumeur, les lueurs atténuées que nous croyons déceler, ce sont les reflets échappés de leurs feux, des bribes affaiblies de leurs voix. Et c’est une curieuse antenne, un étrange sabot que nous avons touchés, qu’il soit en leur pouvoir de nous entraîner hors de notre sphère, dans ces entours mystérieux. Ce serait ça, au bout du compte, écrire : délaisser l’étroit paysage qui nous est assigné, l’image assortie à notre condition pour sonder les profondeurs et les plans échelonnés derrière.
Que le passage soit fortement déconseillé, prohibé, peut-être, on s’en avise bientôt. On se heurte aux puissances gardiennes qui défendent la frontière, auxquelles il faut verser tribut, livrer bataille. L’air qu’on respire, au-delà,...
Dossier
Pierre Bergounioux
L’Antenne, le sabot
juin 1996 | Le Matricule des Anges n°16
Les « heures d’or », ce sont aussi les heures que l’auteur réserve à l’expression littéraire. Pierre Bergounioux livre là un texte métaphorique sur l’écriture où il interroge les mystères de la création.
Un auteur