Il faut imaginer une mégapole sans air, sans couleur. Elle concentre une quintessence technologique désordonnée, au service d’une humanité en veilleuse, confinée au ronronnement, à l’automaticité, à une mise au banc concertée de son âme. Elle ressemble à n’importe quelle grande ville industrialisée. L’architecture est hirsute ; c’est une ville pressée surtout, où tout être court après le temps, pour un motif peut-être fantasmatique, probablement ancien, comme si chacun héritait à sa naissance du retard de ses ancêtres. Nous pourrions ajouter du gris, celui du ciel, du béton, du macadam, des vêtements. Des files de voitures et de gens contraignent le moindre déplacement. Nous transpirons. Les immeubles sont hauts, les rues étroites et rectilignes. Mais où sommes-nous ? Impossible à dire : la malédiction qui a fait atterrir l’avion de Budaï, universitaire hongrois, dans cette ville ne se raconte pas car il manque pour cela les mots ; les signes utilisés ici pour écrire, les sons articulés pour parler sont incompréhensibles. Budaï est pourtant un linguiste émérite. Il parle une trentaine de langues, possède les rudiments de beaucoup d’autres ; il connaît les méthodes de déchiffrement, mais là, il ne peut même pas déterminer « s’il s’agit d’une écriture alphabétique, comme les langues européennes, d’une écriture syllabique comme le japonais par exemple, ou d’une écriture idéographique comme le chinois, ou encore d’une écriture n’utilisant que des consonnes à la manière du sémitique et de l’araméen anciens ».
Ici, décidément, Budaï ne comprend rien. Il se débat dans un labyrinthe, explore méthodiquement les hypothèses les plus primaires. Il est maladroit, comique et laid, à la fois Robinson moderne et Joseph K. Il est seul dans une ville qui vit au rythme d’un courant contraire. Il amasse des documents, dessine, hèle les passants, tente d’évaluer la position géographique, parcourt les boulevards jusqu’à leur terme. Il aimerait téléphoner chez lui pour rassurer sa femme. Il risque de ne plus pouvoir payer son hôtel, ni même manger à sa faim.
Epépé est donc ce récit minutieux d’un égarement extrême ; il raconte les chutes qui ponctuent un recommencement douloureux, terriblement improbable. L’angoisse qui étreint Budaï, dans laquelle au fond semblent avoir été plongées toutes ces pages, est à ce point malléable qu’elle pourrait résulter de mille drames connus, plus concrets, plus immédiats.
C’est à cette multiplicité interprétative, au sentiment de familiarité glaçant qu’il provoque, qu’on reconnaît qu’il s’agit là d’un grand roman.
Budaï lutte contre la solitude, la pauvreté, l’humiliation, l’absurde. Il est un immigré inculte et pauvre. Il voudrait trouver un peu d’attention, une convivialité, récupérer son passeport et partir, joindre l’aéroport ou la gare. Personne ne l’aide parce que personne n’a le temps de l’aider. La ville est une fourmilière ou chacun se contente de son propre combat. Mais peut-être quelqu’un pourra-t-il… en aura le désir… Est-ce Epépé ou Edédé ?
Ferenc Karinthy est hongrois. Il a écrit ce livre en 1970. Il était aussi un joueur de water polo de haut niveau. Nul doute qu’il était hanté par la noyade. Il est mort en 1992.
Christophe Fourvel
Epépé
Ferenc Karinthy
Traduit du hongrois
par Judith et Pierre Karinthy
In fine / Austral
258 pages, 130 FF
Domaine étranger Joseph Robinson K.
septembre 1996 | Le Matricule des Anges n°17
| par
Christophe Fourvel
Un universitaire se rend à Helsinki pour un congrès. Mais il se retrouve dans une ville tentaculaire, surpeuplée ; où personne ne le comprend.
Un livre
Joseph Robinson K.
Par
Christophe Fourvel
Le Matricule des Anges n°17
, septembre 1996.