Les livres de cette trempe sont rares. On en connaît peu d’aussi bizarres. Ils ont été retrouvés par Alain Chevrier à qui l’on doit déjà la Correspondance Hans Bellmer-Gaston Ferdière (Séguier, 1994) et un essai, Le Sexe des rimes (Belles-Lettres, 1996).
Leur publication qui aurait dû faire l’effet d’une bombe mérite qu’on s’arrête un instant en 1905 : cette année-là, l’éditeur Sansot met sous presse trois dizaines de contes échevelés qui annoncent le surréalisme plus nettement qu’aucun livre. C’est à Alphonse Séché qu’on les doit. Poète et critique né en 1876, fils de l’historien du romantisme Léon Séché, il collabore à diverses revues et dirigera un théâtre. Ses premiers poèmes, remarqués à l’époque, ses essais politiques et littéraires ont laissé quelques traces mais ses étranges Contes des yeux fermés ont été oubliés.
« Dans la douceur du jour mourant, nous allions, nous tenant par la main, pareils à des amants de légendes, légers comme des papillons grisés du parfum des herbes et des fleurs. » Certes, Alphonse Séché donne des contes oniriques mais il rompt avec la double tradition romantique et symboliste du songe. À l’heure des fantaisies de Raphaël Landoy ou Gabriel de Lautrec, les siennes fleurent le produit opiacé. Avec des colliers de dents, des femmes aux seins tombés à la place des fesses, des bestioles immondes, un cœur expédié par la poste… Et une innovation, la veine « gastropoétique », dont on laisse imaginer les beautés grotesques. Ces courts récits sont hallucinants de crispation et d’obscénité. Ils laissent leur narrateur au bord du lit, noyé de sueur, proférer des onomatopées apoplectiques : « Ah ! mes cheveux ! ah ! ma tête ! (…) cheveux, cheveux ! tête, tête, tête… che… tê… veux… te… veux… » Sous l’effet des désirs sexuels, des phobies et des réminiscences, Alphonse Séché libère une prose brutale qui n’a rien de commun. Pas plus ce langage qui fait alterner borborygmes et glissades lyriques que ces sujets colorés dont l’auteur tente d’exprimer l’étrangeté avec précision. Si André Breton n’a pas admis le rôle précurseur de Séché dans l’ouverture du champ surréel, les amateurs de livres étranges et les psychanalystes sauront retrouver leur petit et déguster en se léchant les doigts ces friandises nocturnes.
Contes des yeux fermés
Alphonse Séché
Séguier
167 pages, 95 FF
Histoire littéraire Chez le marchand de sable
décembre 1996 | Le Matricule des Anges n°18
| par
Éric Dussert
Un livre
Chez le marchand de sable
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°18
, décembre 1996.