Couvrant les années 1968-1970, ce cinquième volume de correspondance témoigne de la façon dont Marguerite Yourcenar contrôle l’interprétation et la publication de ses textes et balise le territoire de sa pensée. Les échanges de l’année 1968 s’organisent autour de la parution de L’Œuvre au noir, préparatifs et diffusion, tandis que ceux des deux années suivantes portent sur la réception du livre et les interactions qu’il a suscitées avec les critiques et les lecteurs.
1968 débute sous les meilleurs auspices, avec la fin d’un long litige avec Plon, l’éditeur des Mémoires d’Hadrien (1951), suivi de la signature d’un contrat avec Gallimard pour la publication de L’Œuvre au noir. Yourcenar enclenche alors un processus de mainmise sur tous les aspects de l’ouvrage, depuis l’illustration – « S’il doit y avoir illustration, je tiens à ce que… Je crains beaucoup que… Je me suis donc donné pas mal de peine pour établir pour vous… » – jusqu’au choix des critiques à contacter. Elle va même jusqu’à souffler des orientations (à Gabriel Marcel) pour l’article qu’il pourrait écrire sur le roman. Ce souci d’aiguiller, elle le manifeste encore dans ses échanges avec Bruno Roy (Fata Morgana) au sujet d’un projet de publication de poèmes d’Hortense Flexner, qu’elle a traduits. Elle exige, par exemple, de composer le prière d’insérer afin que le sujet soit présenté « sans trop de biaisements ou de lacunes ».
Venue à Paris pour la sortie de L’Œuvre au noir, Yourcenar – qui voyage toujours avec Grace Frick, la compagne de toute une vie, celle pour les beaux yeux de laquelle elle avait, en 1939, quitté l’Europe pour les États-Unis – va assister aux événements qui secouent la capitale et vont perturber la diffusion de son livre, sorti le 13 mai, jour du début de la grève générale. Des événements qui l’étonnent mais la laisse sereine. Ainsi, dans une lettre à Jean Guéhenno, évoquant ce mois « où tant de justes espoirs se mêlaient à tant de folies et faisaient face à tant d’inertie », elle réagit aux propos d’amis, professeurs à la Sorbonne, constatant que tout ce pourquoi ils ont vécu s’écroule, elle s’interroge : « Comment oser leur dire que les bâtisses s’écroulent parce qu’on n’a pas su les réparer, les perfectionner ou les élargir à temps ? » Écourtant son séjour, elle reviendra à Paris en décembre pour le véritable lancement du livre qui va recevoir le prix Femina. L’accueil qui lui est fait la surprend, l’époque étant plutôt aux novateurs. Mais deux articles vont soulever irritation et répliques de sa part. Celui des Nouvelles Littéraires et celui du Spiegel, qui vaudra à son directeur une lettre démontant chaque accusation d’anachronisme ainsi que les erreurs de son critique tout en exigeant un justificatif de sa réponse, « quand elle paraîtra ».
Scrupules scientifiques, exigence d’exactitude, volontarisme, Yourcenar construit son œuvre et la défend à toute occasion : quand elle la commente comme lors de son élection à l’Académie royale de Belgique, quand elle évoque les rapports de l’imagination et de l’érudition, envoie des listes d’errata, analyse les termes d’un contrat. Perfectionniste, elle conseille, revendique, relance, se fait avocate, procureur, iconographe, comptable aussi pour défendre ses droits pécuniaires. Tour à tour sentencieuse, malicieuse, tranchante, elle refuse de répondre à des questions très mal posées, renvoie ceux qui lui adressent des vers à leurs chères études, houspille Patrick de Rosbo, un critique qu’elle avait pressenti pour produire un Marguerite Yourcenar dans la collection « Pour une bibliothèque idéale », de Gallimard, en estimant son plan « à repenser et à refaire ».
Qu’elle s’adresse à des écrivains, à ses avocats, ses éditeurs, ses admirateurs ou des membres de sa famille de Crayencour (d’où vient par anagramme, le nom de Yourcenar), qu’elle travaille à la traduction de poètes grecs anciens, qu’elle aborde la dévastation écologique, l’explosion démographique « qui s’apprête à transformer partout le milieu humain en ratière surpeuplée », ce qui frappe est son obstination à convaincre. Écrite sans mièvrerie ni faux-semblants cette correspondance montre une âme cosmopolite qui porte en elle quelque chose d’âpre, de lumineux et d’universel à la fois. Qui éclaire et donne parfois à entendre le bruissement du temps et de l’éternité.
Richard Blin
« Zénon, sombre Zénon »
Correspondance 1968-1970
Marguerite Yourcenar
Édition de J. Brami et R. Poignault
Avec la collaboration de B. Blanckeman et C. Gaudin
Préface de J. Brami et M. Sarde
Gallimard, 945 pages, 42 €
Histoire littéraire Yourcenar, en toutes lettres
Passionnant pour tous ceux qui s’intéressent au métier d’écrivain ou goûtent la cuisine de l’édition, ce nouveau tome de sa correspondance montre aussi comment l’auteure participe à la construction de son œuvre.