Macias Möll est un vieil horloger paralytique. Sa vie solitaire se résume à « réparer des montres, chercher des pentes ». Cette quête de la combinaison optimale du temps et de l’espace le conduit chaque après-midi à quitter son arrière-boutique pour dévaler en fauteuil roulant la rue qui donne sur la petite place. La barbe « bordée de fines gouttes de transpiration », Macias se chronomètre et les enfants du quartier saluent ses courses avec un enthousiasme égal à ce que confère le statut d’un grand sportif. Son but est d’atteindre les douze secondes. Pour cela, il faut que son matériel soit bien préparé, par exemple que la cire colle bien aux roues, que les roulements à billes soient parfaitement huilés. Macias est un perfectionniste, un économe du geste. Il connaît le prix de l’efficacité et la rigueur des mathématiques. Le problème c’est que ses petits supporteurs disparaissent à chaque nouveau record. Enlèvements ? Meurtres ? Les médias nationaux se chargent de comptabiliser cet étrange phénomène. Le mystère se sera jamais levé. Existe-t-il au moins ?
Au-delà de son habillage un peu polar (l’énigme policière est un prétexte), ce roman, le premier traduit en français de l’Argentin Gabriel Báñez -également journaliste et scénariste- est une très belle réflexion sur la manière dont réagit et s’organise la société face à ce qui n’est pas visible. Cette communauté d’hommes impuissante à comprendre, confrontée à quelque chose qui échappe aux lois naturelles, va malgré tout tenter de résoudre cette équation impossible en comblant de toutes pièces ce vide. Certes, dans Les Enfants disparaissent, Báñez nous dit qu’il faut se méfier du réel, que tout n’est qu’illusions, chausse-trapes, que le monde dans lequel on vit n’est peut-être pas celui qu’on croit. Mais c’est également un vigoureux avertissement -ironique et cynique- sur le fonctionnement d’un régime démocratique. Bien que la dimension politique soit bien loin du sujet, il est difficile de ne pas voir dans ces disparitions, le traumatisme des Folles de Mai, ces femmes qui réclamaient à pleurs et à cris le retour des pères et des fils que la répression militaire en Argentine avait emportés à la fin des années soixante-dix. Devant une absence de sens, les médias, la publicité, le politique, le religieux gardent leur foi inébranlable. Ces relais d’opinion ne seraient que des pantins bégayant qui consolident leurs forteresses sans se soucier de la vérité. Les phrases courtes et équilibrées de Báñez, rythmées comme la trotteuse d’une aiguille, démontent ce mécanisme caricatural. Les principaux protagonistes de ce simulacre -le commissaire général, l’archevêque, le ministre de l’Intérieur- pratiquent ainsi la dissimulation avec un art bien consommé : ils « vouaient un véritable culte aux phrases et aux concepts et ils assemblaient des lettres et des mots pour expliquer les choses. »
Finalement, il ne faut rien attendre d’eux et surtout prendre garde. Aussi léger que corrosif, Les Enfants disparaissent est une vive critique de ce qui guette la société : le conformisme et la paupérisation de la conscience humaine. « On ne sait jamais avec les adultes », se méfie Macias, héros sceptique, qui tout au long du roman aura cherché vainement le temps le plus précieux. C’est peut-être celui de l’innocence.
Les Enfants disparaissent
Gabriel Báñez
Traduit de l’espagnol
par Éric Fisbach
Éd. Alfil
(2, rue Saint-André 37 370 Neuvy-le-Roi)
156 pages, 85 FF
Domaine étranger Etranges disparitions
mars 1997 | Le Matricule des Anges n°19
| par
Philippe Savary
Dans ce très beau roman, l’Argentin Gabriel Báñez s’interroge sur le visible et l’invisible. Une satire sociale doublée d’un appel à la vigilance.
Un livre
Etranges disparitions
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°19
, mars 1997.