On pouvait aisément l’imaginer. Jean-Pierre Abraham ne se livre pas facilement. Parole contenue, détournée, regard crispé que le tabac à rouler, heureusement, aide peut-être à soulager. Modestie, effacement, au point de vouloir de ne plus être là, de s’excuser presque de l’embarras. Peur d’être confus, de dire trop, de ne pas dire assez, de fabriquer. Les dialogues existent si peu dans ses textes. C’est que l’écrivain est vigilant : la matière autobiographique, ressassée, tamisée, exposée à la clémence du temps, reste sa principale richesse, épuisable. Dans la discussion, on le sent parfois hésiter, à haute voix : une phrase lancée, comme ça, l’air de rien, et qu’il aurait bien gardée pour lui. De nouveaux horizons à percer ? Il consent à la donner, comme une précieuse offrande, réjoui de sa découverte. Jean-Pierre Abraham a rarement l’occasion de se soumettre à la question. Parce qu’il publie peu, parce qu’il refuse souvent. Abraham n’est pas un théoricien. Un manque de pratique, qu’il accepte, d’un sourire, comme si le pire avait été évité. « ça doit devenir odieux quand on devient bon, non ? »
Jean-Pierre Abraham, vos livres sont le récit de votre vie : dans un phare, sur une île, dans un village abandonné… Aviez-vous conscience très tôt d’être inadapté pour vivre comme tout le monde, comme un type honorable ?
Oui, mais c’était un constat serein. Très tôt et pour quelque chose de très simple : je me suis retrouvé chez les jésuites dès l’âge de neuf ans. Je n’étais pas prédisposé à ça. Les contraintes, la discipline, la terreur. Avant, j’ai l’impression d’avoir été un enfant joyeux, sans problème. Il y a quelque chose que je ne pardonne pas aux jésuites : ils nous ont appris à mentir pour se protéger. Je suis devenu un champion du mensonge. Beaucoup de vies ont été gâchées avec cette interprétation de la morale chrétienne qui datait de l’Ancien testament. Je ne cherche pas à m’excuser, mais c’est eux qui m’ont mis dans la mauvaise direction.
Durant plus de deux ans, vous avez été gardien du phare d’Armen, au large de l’île de Sein. Quels espoirs aviez-vous dans cette tour ?
En fait, je vivais ma vie sans voir plus loin. Bien sûr, je n’aurais pas pu rester dix-huit ans comme mon compère Martin (son collègue dans Armen, Ndlr). Mais j’étais bien dans ce phare, dans cette espèce de chose réduite à sa plus simple expression, ce resserrement de tout où chaque chose devient essentielle. En plus, il manquait des hommes sur l’île de Sein. Je savais bien qu’il y en aurait une qui aurait ma peau. A cette époque, en 62-63, il y avait 1200 habitants, aujourd’hui à peine de 200. J’étais fasciné par cette île. La vie est constamment en état de tension. Tout est exacerbé. Je garde un souvenir ébloui. Il y avait une vie extrême. Maintenant je n’y retourne que pour les enterrements.
« Ecrire, pour moi, c’est une entreprise de séduction »
Qu’est-ce qui vous fascine dans l’extrême ?
J’ai toujours été...
Dossier
Jean-Pierre Abraham
Les bouées de la survie
juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23
| par
Philippe Savary
L’œuvre de Jean-Pierre Abraham se confond avec sa vie. Une suite de fragments, bordés de silences et de lumières, où l’émerveillement, la fascination, deviennent ses plus sûrs appuis pour trouver une place dans le monde. Intensité et liberté.
Un auteur