Raffaele, un jeune homme, se rend dans une petite ville de province afin d’inventorier la bibliothèque d’une demeure aristocratique où ne vivent que des femmes. Il est logé dans une autre maison gérée par une mère célibataire assez mystérieuse dont l’enfant solitaire pratique le dangereux jeu sur le pont qui consiste « à franchir le ravin par de légers bonds sur les traverses qui dépassaient dans le vide ». Épié, manipulé, provoqué, désemparé, Raffaele, animal de laboratoire erre d’êtres en êtres, de maisons en maisons, de rues en rues. Les ombres, ici sont aussi suffocantes que les lumières. La cruauté perverse des autochtones, surtout des femmes, semble décuplée par l’ennui. Ce dernier développe un instinct de chasseur. Un chasseur qui presqu’hors du temps et du monde, traquerait psychologiquement le plus somptueux des gibiers : l’étranger. Etranger idéal, venu de nulle part et presque voisin, à l’entre-deux des classes sociales ni prolo, ni bourgeois, encore moins aristocrate, lien culturel entre les uns et les autres. Etranger doutant de lui, trop faible dans ses révoltes, ses amours et ses haines, qui a besoin du regard d’autrui pour être, utilisant le mensonge pour paraître. Etranger trop perdu en lui-même pour rester cohérent dans ses engagements envers son énigmatique logeuse et surtout l’enfant, dont il est devenu la joie, la raison de vivre. Etranger qui pourrait être l’étincelle libératrice, modifiant l’ordre des choses, en l’occurrence l’apartheid de la communauté envers la pécheresse, mais qui par sa fuite, sa trahison devient le bras armé du fatum et précipite le drame.
L’auteur de cette longue nouvelle presqu’en boucle (péril récurrent du jeu du pont), privilégie au détriment d’un relatif inaboutissement narratif, les détails, les zones d’ombres, n’éclaircit jamais les mystères, fait tonitruer les non-dits, installe un climat de plus en plus oppressant. Le Jeu sur le pont développe des thèmes récurrents de la littérature et du cinéma italiens contemporains. Celui de l’étranger sur lequel Calvino a pu jouer une multitude de variations. Celui de l’île ou du naufragé volontaire, réclusion hors du monde pour mieux s’en protéger et retrouver un paradis perdu, monde de l’enfance qui peu à peu se délite et devient infernal impliquant l’enfermement dans un univers de chimères, de folie. Deux autres thématiques se juxtaposent. Celle de l’affrontement des classes sociales, rapport dominant/dominé et celle du vieillissement d’un monde, du crépuscule de l’aristocratie. Elles mettent en scène une caste provinciale hautaine, qui s’accroche à ses privilèges et remet à leur place les êtres « inférieurs ». Mais cette caste, pareillement aux murets effondrés, aux toits percés, a de plus en plus de mal à repousser la végétation et les effets du temps. « La rambarde est rouillée, la passerelle à demi pourrie… Et puis il y a trop de vert, tout autour, c’est étouffant : on se croirait dans un puits. » Ce condensé de noirceur, cette vision pessimiste de la nature humaine aux dialogues orageux, incisifs révèlent paradoxalement une écriture constrastée, très souvent légère et lumineuse, révélatrice d’une exceptionnelle maîtrise et d’une grande maturité.
Sergio Ferrero, né en 1926 à Turin, est un être d’autant plus discret qu’il occupe une place des plus conséquentes sur la scène littéraire italienne et collectionne les prix littéraires.
Le Jeu sur le pont
Sergio Ferrero
Traduit de l’italien
par Danièle Valin
Rivages
180 pages, 110 FF
Domaine étranger Ombres et lumières
septembre 1998 | Le Matricule des Anges n°24
| par
Dominique Aussenac
En Italie, un univers provincial étouffant, proche de Simenon, dépeint avec maestria et fluidité par Sergio Ferrero. Lourde ambiance.
Un livre
Ombres et lumières
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°24
, septembre 1998.