Etourdissant ! Le nouveau roman de Julián Ríos, Monstruaire, est une forêt de signes où le lecteur est appelé à se perdre. Emil Alia, personnage du cycle de Larva, est chargé de préparer le programme d’une exposition de son ami peintre, Victor Mons. Ce dernier, artiste obsessionnel, peint exclusivement des monstres à partir de scènes vues dans le quotidien ou puisées dans la littérature et la peinture. Un quotidien fait de déambulations alcooliques, de rencontres hallucinantes et de discussions où les jeux de mots en diverses langues cherchent à percer le sens du monde derrière l’écran opaque des langues. Le roman se compose de chapitres qui sont, dans leur construction, autant de nouvelles. De Berlin à Madrid, de New York à Paris, la galerie de portraits goyesques que nous propose Julián Ríos ne manque ni de piment, ni d’humour. Beaucoup des personnages croisés sont comme à la dérive, rendus à leur solitude après la disparition d’un proche. Ils deviennent dès lors, non plus des humains, mais des personnages (ce qu’en effet, ils sont…) dont les journaux relatent le destin. Ainsi Rosa Mir, une collectionneuse ogresque qui entasse ses acquisitions dans les chambres des hôtels qu’elle quitte une fois remplies d’objets hétéroclites. Ainsi Reck, obsédé par James Joyce auquel il consacre sa vie. A tel point obsédé qu’il épousera Joyce sûrement pour son prénom. Joyce et Joyce : Julián Ríos se transforme en Dédale, multiplie les pistes, additionne les sens possibles, joue sur les mots, les chiffres, laisse le travail sur la langue (allitération, mots valises, calembours) créer autant de bifurcations dans le récit. Ríos s’amuse à truffer son roman d’anamorphoses diverses, comme pour mieux inciter son lecteur à chercher les sens cachés.
Les accumulations, les listes (de tableaux, de postures érotiques, d’hôtels, de rues) témoignent autant d’une angoisse devant la mort que d’un ludisme de collectionneur. On pourrait ne voir là qu’un exercice de virtuose intelligent, un palimpseste de toute littérature. Mais derrière les obsessions de Alia-Ríos, derrière son érotisme où l’éloge de la juvénile beauté se mêle à la fascination du vampirisme et de la monstruosité, perce le projet de trouver dans l’œuvre d’art les clés qui donneraient accès à une origine du monde.
Mons possède une impressionnante façon de peindre ses modèles : « Ce qu’il appelle incorporer le corps, au lieu de le copier. Seulement une fois qu’il l’a dessiné dans son intérieur, ou dans ses entrailles, comme il dit, il se met à peindre. Souvent en l’absence du modèle. » Il s’agit bien d’absorber le monde et de le rendre à son image. Ainsi, les monstres de Mons sont-ils autant d’autoportraits. Et si Dora Mir fait immanquablement penser à Dora Maar peinte par Picasso, puis par Antonio Saura, Mons, lui, est bien le pendant fictionnel du peintre espagnol auquel Ríos consacre une biographie éclatée. On retrouve dans Portraits d’Antonio Saura les mêmes obsessions que celles affichées dans Mortuaire mais aussi le jeu langagier de Ríos. L’écrivain fouille dans l’intime de Saura les signes qui expliquent son œuvre (et inversement). Les deux livres se contemplent comme dans un miroir qui marquerait la frontière entre fiction et réalité.
Julián Ríos
Monstruaire
Traduit de l’espagnol
par Geneviève Duchêne
Portraits d’Antonio Saura
Traduit par Albert Bensoussan
José Corti
193 et 118 pages,120 et 100 FF
Domaine étranger Portraits de l’artiste
septembre 1998 | Le Matricule des Anges n°24
| par
Thierry Guichard
Un roman et une biographie de Julián Ríos autour d’une même figure : celle du peintre Antonio Saura. La fiction pour approfondir la réalité.
Des livres
Portraits de l’artiste
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°24
, septembre 1998.