Le risque zéro ça n’existe pas. » Dès l’incipit du dérangeant ouvrage que constitue In Situ, Patrick Bouvet donne le ton. Celui d’une écriture morcelée, déroutante, qui s’érige sur et par le chaos. Où le zéro n’existe justement plus, puisque le risque lui-même ne fait plus sens. Reflet d’un monde en explosion, aux images ricochantes, In Situ bombarde l’errance spectrale des corps. L’humanité n’y est plus qu’une kyrielle de voix écartelées, dont les échos grinçants s’entremêlent durant un vertigineux équarrissage. Inclassable, cette œuvre est d’autant plus paradoxale que c’est cet éclatement forcené qui crée son étrange unité. Issu du milieu musical, Patrick Bouvet travaillait principalement sur le sampling. Aussi étend-il cette pratique à sa première production littéraire.
A la lecture, « une distance infinie/ dans l’espace mental/ de votre crâne » s’opère instantanément, tel un gigantesque « raid/ sur le moi ». La désintégration est partout, à commencer par la disposition, si particulière, du texte (colonnes qui s’enchaînent en implacables litanies, brefs paragraphes isolés). Dénué de marque de ponctuation, à l’exception des parenthèses et des guillemets, In Situ fait table rase des conventions. Même les majuscules n’y ont plus cours, car l’écriture-chaos balaie violemment tout repère. Il n’y a plus ni commencement ni fin ; l’Apocalypse est permanente. L’œil qui poursuit Caïn a laissé place à celui du cyclone. Le style y gagne en nervosité, les mots n’étant plus que convulsions : « des carcasses de temps/ devant les immeubles/ comme si/ le temps n’avait été/ qu’un décor/ la population/ ignore/ combien de temps/ durera son châtiment/ occidental ». Si les parenthèses sont usitées, c’est probablement parce qu’elles sont la clef de courtes digressions, apanage de la distorsion discurtive, perdurant la dispersion. Les guillemets, quant à eux, encadrent des citations issues des diverses sources médiatiques sous lesquelles se noie aujourd’hui le quotidien. Disséquées, puis injectées dans un nouveau contexte, elles apparaissent dans leur absurde nudité, gluantes de leur adipeuse cruauté : « un homme/ qui/ n’a pas de maison/ pas de travail/ est une recrue potentielle/ pour les organisations criminelles ».
Dans cet incongru mixage, les phrases prennent la tournure d’effrayantes ritournelles, dont les hurlements moribonds en seraient les refrains torturés. Et derrière ces éclats meurtris, c’est l’agonie du langage lui-même qui se profile. La linéarité est à présent devenue impossible, inconcevable. Comme s’il n’y avait tout simplement plus d’autre possibilité pour l’homme de parler de l’histoire des hommes. Les « réfugiés » ne sont plus que des ombres errantes, des voix esseulées déchirant la nuit, dont on ne perçoit que les lancinants échos. « Comme si/ l’homme n’avait été/ qu’une recrue/ pour un désastre/ ». Les villes ne sont plus que des reflets d’elles-mêmes, des matériaux désintégrés et criblés d’obus. Seule « une femme (qui) aurait traversé/ les barrages/ avec une rame à feu », recherchée en vain dans les décombres de la mémoire de l’humanité, fil conducteur du texte, semble y échapper. Individualité se faufilant dans les ruines de tous les collectifs, qui tente sous l’écroulement de « tout/ recommencer/ à/ zéro ». A l’inverse des bréviaires fin de siècle, toujours en quête d’accumulation des signes de leur civilisation guettée par l’oubli, Bouvet crée le millenium équarri, ouvrant l’ère de l’élémentaire désintégrateur de particules.
In Situ
Patrick Bouvet
L’Olivier
127 pages, 59 FF
Poésie Pré-millenium tension
mai 1999 | Le Matricule des Anges n°26
| par
Nathalie Dalain
Pour son premier ouvrage, Patrick Bouvet présente une écriture percutante, entre poésie fragmentaire et éradication stylistique. Déroutant.
Un livre
Pré-millenium tension
Par
Nathalie Dalain
Le Matricule des Anges n°26
, mai 1999.