Les aficionados de Jacques Serena auront dû attendre neuf ans pour lire enfin le quatrième roman d’un écrivain passé entre-temps par le théâtre (Rimmel, Minuit 1998) ou les textes courts (Fleurs cueillies pour rien, 1999 Flohic) -que les Éditions de Minuit ignorent superbement dans la page « du même auteur ». Depuis Lendemain de fête (Minuit, 1993), on attendait avec la fébrilité des émus qu’un nouvel opus romanesque ajoute sa pierre à l’édifice d’une œuvre bâtie sur les ruines d’un traumatisme répété obsessionnellement d’un livre à l’autre. Comme ces grands écrivains qui creusent toujours le même sillon, Serena vient gratter, livre après livre, toujours la même cicatrice. Pour dire ce traumatisme, on pourrait parler de cocuage, de jalousie, mais il faudrait évoquer le gouffre qui s’ouvre lorsque le sens de la vie se dérobe à jamais. Évoquer ce que c’est qu’être toujours en retard sur les événements intimes et d’avoir une sensibilité aiguisée aux détails et « voir le monde continuer en surface alors que dessous tout est ruiné ». Dans Rimmel, le dramaturge mettait en scène cette obsession dans une mise en abyme qui voyait l’un des personnages exiger de deux comparses de misère qu’ils rejouent, encore et encore, la scène d’amour de laquelle il avait été absent, et pour cause : la scène d’amour entre sa compagne et son ami.
Ce ressassement, l’écrivain le vrille dans une langue qui a pris sa source dans les bas quartiers, les nuits à traîner sa solitude sous des néons blafards, la zone interlope des petits trafics, des « plans » comme disent ses personnages.
C’est un théâtre d’après Beckett, où les sexes parfois ne sont pas identifiés (Basse Ville, Minuit, 1992) où les chansons de Tom Waits ou, ici, de Noir Désir, viennent glisser leurs plaintes dans la prose même du roman.
On attendait le quatrième opus de cette descente à l’intérieur de l’être humain où ne reste plus qu’un peu de souffle asthmatique, un bout d’espoir effiloché auquel faire mine de s’accrocher.
Ce genre d’attente est souvent déçu. Plus elle dure, plus la déception est grande. Mais, avec Plus rien dire sans toi, l’aficionado reste sans voix. Sans renoncer à l’obsession, ni à cet univers proche de la déchéance, ni à une phrase souvent cassée dans sa progression, Serena est parvenu à une fluidité jamais atteinte dans ses précédents livres. Délaissant les personnages (plus présents dans Isabelle de dos, Minuit, 1989) au profit des voix, le romancier nous fait entendre ici le monologue d’un narrateur qui s’adresse à son ex-compagne. Qu’il lui écrive ou qu’il lui parle, c’est de toute façon intérieurement que ce monologue se produit, dans la solitude la plus absolue qui confère au tutoiement employé la force d’un dédoublement de la personnalité, « sans laisser aucune chance à rien d’extérieur de s’immiscer, parler, parler, laisser venir ». Parlant à l’autre, c’est une explication du monde qu’on se donne, la seule chose encore qui fasse que respirer reste...
Événement & Grand Fonds Monologue obsessionnel
novembre 2002 | Le Matricule des Anges n°41
| par
Thierry Guichard
Un homme en ruine parle à une absente. Comme un insecte pris dans la transparence d’une vitre, il se cogne inlassablement aux mêmes images douloureuses.Jacques Serena revient, plus cruel.
Un livre