En revenant à Bordeaux, la ville de sa jeunesse, un homme va retrouver les fantômes de son passé. C’est un fin connaisseur de cette altière cité, de son culte de la bienséance et des belles façades, qui, arrivant de Paris, descend à la gare Saint-Jean un matin d’octobre 1997. La date n’est pas anodine : elle est celle de l’ouverture du procès de Maurice Papon, accusé de crime contre l’humanité. Un musée de la ville prépare une exposition consacrée à Francisco Goya ; le narrateur, journaliste critique d’art, vient travailler sur « l’ultime parcours du Sordo », les années d’exil à Bordeaux entre 1824 et 1828.
Par-dessus l’Histoire, Marc Rombaut tend un fil entre ces deux personnages : celui qui n’a rien vu, qui ne voulait pas savoir ; celui qui a entrevu, par-delà le voile de la cécité, les désastres qui plus tard frapperont l’humanité. L’aveugle servile et le visionnaire libre. « « J’ai vu ça » , écrit Goya au-dessous d’un agonisant dont on a coupé les membres. » Et au milieu des toiles qui disent l’horreur, la folie, le chaos, La Laitière de Bordeaux, œuvre ultime, ode à la beauté féminine, à la sensualité.
Le récit du narrateur est lui aussi jalonné de figures féminines. Certaines manquent d’épaisseur et laissent le lecteur indifférent ; d’autres sont attachantes, comme Ingrid, la mère trop belle, trop tôt partie ; ou Jenny, compagne juvénile du père, et initiatrice quasi incestueuse du fils. Mais l’ensemble pâtit des ressassements amoureux -parfois complaisants- de ce vieux jeune homme tourmenté. Et puis, incidemment, l’émotion revient : regardant une photo encadrée de sa mère, il découvre « derrière la scène de la beauté fade (…), l’effrayante présence de la mort dans l’image. » Saisissante aussi la présence récurrente de la pierre : pierre blanche et friable des murs de la ville ; ou noire et dure, comme la pierre lithographique sur laquelle Goya, presque aveugle, gravera ses taureaux et ses fous pour éclairer le monde.
Ville sanguine
Marc Rombaut
Seuil, 237 pages, 16,50 €
Domaine français L’aveugle et le visionnaire
mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44
| par
Jean Laurenti
Un livre
L’aveugle et le visionnaire
Par
Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°44
, mai 2003.