À la lecture de ces textes, on ne peut se défaire d’un profond sentiment d’étrangeté. Sur quel territoire avons-nous pénétré ? Pas sur celui du fantastique en tout cas, même si la singularité de certaines situations pourrait le faire croire. Ainsi de cet homme qui fait tout à reculons durant une journée ou de cet autre qui ne peut accepter le pied qu’on lui a greffé et entreprend de changer cette extrémité étrangère en œuvre d’art. On trempe plutôt dans une curieuse exacerbation du réel qui donne un ton très particulier aux textes de Mariette Condroyer : « Les itinéraires, les pensées, il y a toutes sortes de manières de rebrousser chemin, dès le réveil n’avait-il pas été étouffé par un rêve juste bien accaparant, dès le matin inversé en somme, à remonte-pente, jusque-là rien d’étonnant que du tout-venant avec la nébuleuse. Il arrivait à chacun de naviguer en arrière dans sa tête, mais cela prenait un autre sens avec les jambes, quand on choisissait de se mettre à reculons pour la marche. Pas un pied devant l’autre, mais l’un derrière l’autre. Et les itinéraires, les parcours, il fallait s’y hasarder. » Ces douze nouvelles sont réunies sous le signe de la fuite et de l’absence. L’auteur (Goncourt de la nouvelle en 1993) semble s’attacher davantage à la réalisation d’un désir d’élision que de concision ; il s’agit de livrer peu et de laisser beaucoup d’espace au lecteur, pour préserver peut-être les gouffres laissés par les absents. Ainsi, Fugitifs parvient à entretenir en permanence un climat inquiet propre aux fantômes, à la mort et aux disparus.
Malgré une écriture très personnelle et une logique évidente dans l’agencement du recueil, la nouvelliste pratique un art de l’ellipse très/trop subtil, qui semble parfois s’éloigner vers les sphères embarrassantes de la superficialité. Après la lecture de certains textes, il arrive en effet qu’on reste perplexe. Quelque chose nous aura échappé, sans doute.
Fugitifs
Mariette Condroyer
Gallimard - 144 pages, 13,50 €
Domaine français Lignes de fuites
juillet 2003 | Le Matricule des Anges n°45
| par
Benoît Broyart
Un livre
Lignes de fuites
Par
Benoît Broyart
Le Matricule des Anges n°45
, juillet 2003.