S’il fallait dresser l’arbre généalogique de Cooper, le héros du sixième roman de Patrick Lapeyre, on lui offrirait bien volontiers des ancêtres finlandais. De ces hommes taciturnes pour lesquels l’hiver dure toute la vie. On y ajouterait du sang portugais s’il est vrai que ce peuple attend toujours le retour de son roi Don Sébastien… Mais Cooper, lui, c’est plutôt une reine qu’il espère : Louise, sa sœur partie tenter sa chance de photographe en Amérique du Nord. Hormis attendre Louise, Cooper ne fait pas grand-chose : il se vêt du costume de l’employé de banque (on pense bien sûr à Pessoa), se fait « lisse, souriant et impersonnel » et vit dans un « un brouillard d’anonymat ». Seule son attente importe, ce secret, « sa seule vie poétique »…
Cette attente est forte au point que « si on le ligote dans un sac, avec une pierre, et qu’on le jette au fond d’un écran : son attente le fera remonter à la surface. » Mais Cooper n’est pas le Comte de Monte-Cristo. Son amour impossible (sa sœur est sourde aux réminiscences du passé, ça vaut mieux) se transforme en une blessure qui le ronge de l’intérieur et prépare le gouffre dans quoi il va sombrer.
Car Cooper est en train de tomber. On ne le voit pas bien, d’abord, tant la narration de cette lente dérive est réjouissante. Patrick Lapeyre en observateur du pathétique de nos vies, équilibre le gris et le noir (dont l’accumulation serait une invitation au suicide) de flèches de lumière qui chatoient. Flèches d’humour décochées avec un tact anglais. Puisqu’on a voulu attribuer à Cooper de fantaisistes origines, rétablissons la vérité : Cooper est « fils et petit-fils de gens insipides qui s’ennuyaient tout le temps, même pendant les bombardements. » Voilà, Cooper est le descendant d’une famille de héros de gens que rien ne pouvait dévier de la voie qu’ils s’étaient choisis : l’ennui.
Prodigieusement ennuyeux lui-même, Cooper n’aurait guère qu’une aspérité à gommer pour toucher à la transparence : il aime sa sœur et se réfugie, béatement et à tout moment, dans le souvenir sucré de quelques moments de leur enfance commune. Il n’a donc guère d’amis (ce genre d’obsession inquiète), tout au plus des collègues de cafétéria, pas de maîtresses. Trois tentatives sentimentales, vouées à l’échec, l’ont conduit à pratiquer une sexualité hygiénique, ponctuée toutefois de quelques égarements avec une amie de vingt ans (l’amitié, pas l’amie…) en compagnie de laquelle sa « paire de testicules (…) bat la mesure du néant ».
S’il a parfois des nouvelles de Louise, surtout lorsque celle-ci a besoin d’argent, Cooper va surtout rencontrer Robine, l’amie que sa sœur lui envoie. Cooper, dont le cœur bat plus vite tout à coup, se prend à rêver et va développer « un cas de polygamie mentale »… et virtuelle. On le suit dans les frémissements sentimentaux qui s’emparent de lui, dans ce qu’il ressent alors et fait écho à son amour pour Louise. Mais Robine, qui est une gentille fille, préfère un autre garçon et reprendra l’avion pour l’Amérique.
Là, ça commence à aller vraiment mal pour Cooper. La dépression fige le sourire du lecteur en une grimace amère : hypnotisé par la légèreté ironique du récit, on se croyait en comédie, on était en tragédie. Figurine tramée en gris et posée sur le réalisme quotidien, plus Cooper se dissout dans son attente vaine, plus il prend de l’épaisseur dans notre esprit. Devant ce tour de magie, on reste baba.
L’Homme-sœur
Patrick Lapeyre
P.O.L
278 pages, 19,90 €
Domaine français Le test de Cooper
février 2004 | Le Matricule des Anges n°50
| par
Thierry Guichard
La vie de Cooper tient à un fil amoureux. Celui qui le relie à sa sœur. Mais elle est partie et la vie se fige comme un lac gelé sur quoi les jours glissent.
Un livre
Le test de Cooper
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°50
, février 2004.