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Domaine étranger L’épuisement du désir

avril 2004 | Le Matricule des Anges n°52 | par Benoît Broyart

En mettant sa vie en littérature, l’artiste américain David Wojnarowicz offre un livre à la narration éclatée. Du fragment comme principe de décomposition.

Les années 1980. Le sida. Les États-Unis. La communauté gay. Violence, sexe, mort et drogue. Voici la terre sur laquelle David Wojnarowicz plante ses ongles. Au bord du gouffre se dessine comme le livre de toute une vie, celle d’un artiste complet (peintre, sculpteur, photographe, performeur et écrivain) engagé dans son temps, luttant contre l’Amérique homophobe, mort du sida en 1992 à l’âge de 37 ans.
Roman, essai ou poème ? Au bord du gouffre est tout cela à la fois. Et plus encore, car le texte agrippe un nombre infini d’images violentes, se balançant toujours entre autobiographie et hallucinations, réalité et fantasme. Et le livre ne choisit pas son camp. En parcourant les hallucinations furieuses des premières pages, on songe à la capacité de révolte de Lautréamont ou de Rimbaud. L’auteur tente de sortir de la réalité par la porte du désir mais le réel reste finalement à sa place : « … désormais, je suis un homme qui fait cinq mètres de haut et pèse deux cent soixante-quatorze kilos et se cache dans un corps d’un mètre quatre-vingts et je ne sens rien que la pression je ne sens rien que la pression et il faut qu’elle s’échappe. »
Expérimental ? Sans souci de continuité en tout cas, c’est-à-dire finalement à l’image de la vie de Wojnarowicz. Saisir les pulsations vitales, révéler la beauté de la chaotique existence d’un artiste homosexuel évoluant dans le New York underground des années 80. La cohérence de l’ensemble ne fait aucun doute, Au bord du gouffre est un livre aussi déchiré que déchirant, proposant de multiples entrées. C’est également le livre d’un épuisement, celui de l’écrivain qui se prépare à mourir.
Progressivement, à mesure que les années défilent, le sida fait son entrée dans la vie donc dans le récit de Wojnarowicz. Et le texte se transforme. La maladie gagne du terrain et finit par infecter le roman entier. L’auteur décrit la disparition de plusieurs de ses amis avant d’aborder la relation de son propre déclin. Dans cet univers avide de sensations fortes, entre étreintes anonymes et came, le sida fait son lit et pousse la littérature de Wojnarowicz à devenir un moment plus revendicative, moins poétique. Ainsi, certaines pages d’Au bord du gouffre tiennent presque du reportage, du témoignage hypersensible en tout cas. « Je ne vieillirai pas mais j’en ai peut-être envie. Et il n’y a sans doute rien pour me sauver bien que tous mes rêves d’enfant et tous mes rêves de jeune homme soient tombés à genoux à l’intérieur de mon crâne. » Avec une telle chute en bout de phrase, on a la preuve que le littéraire ne disparaît jamais du champ de l’artiste. Il se coule plutôt dans une rage grandissante car Wojnarowicz habite une prison organique qui, si elle flirte souvent avec la mort, refuse aussi de capituler grâce à la colère et la vie qui l’animent : « … et tous les matins je me réveille dans cette usine à tuer qu’est l’Amérique et je trimbale ma rage tel un œuf gorgé de sang et la ligne est ténue entre le dedans et le dehors la ligne est ténue entre la pensée et l’action cette ligne est formée de sang de chair et d’os… »
La beauté d’un tel texte réside assurément dans son caractère composite et brut. L’auteur va jusqu’à transcrire des enregistrements de discussions qu’il a eues avec ses amis concernant un compagnon disparu. Avancer sur la lame d’un rasoir sans jamais tomber d’un côté ou de l’autre, en choisissant toujours de rester au milieu, sur la lame qui tranche le pied à mesure qu’on progresse.
Et si les mots de la fin du livre frappent encore plus fort, c’est qu’ils viennent tout droit de l’enfance maltraitée de l’écrivain et de son refus de toute forme de ségrégation. À ce titre, les ultimes pages renferment les passages les plus poignants. Ces derniers abordent les jeunes années de l’auteur, et si ces moments mettent longtemps à refaire surface, c’est qu’ils sont couverts d’une épaisse couche de violence impossible à oublier. Les scènes sont livrées par bribes. Les instantanés qui closent Au bord du gouffre font songer au Portrait de l’enfant de Louis Calaferte, à cette tentative de construction/déconstruction de l’être par la mise en mots de l’horreur des souvenirs, cela même si l’auteur américain se révèle plus lyrique que le français, moins obsédé par le dépouillement. Une chose est sûre, les deux hommes sont animés par un même souci de vérité vital. Ils sillonnent en tout cas des territoires où il est impossible de tricher : « Le plus âgé d’entre eux était un brun basané de dix-neuf ans qui fabriquait des pistolets à partir de pinces à cheveux avec lesquels ils tiraient dans les yeux des écureuils pour les énucléer. »

Au bord du gouffre, de David Wojnarowicz
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Viallet
Le Serpent à plumes, 322 pages, 22

L’épuisement du désir Par Benoît Broyart
Le Matricule des Anges n°52 , avril 2004.
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