Tout écrivain des États-Unis qui se respecte doit un jour écrire son « grand roman américain ». Prendre en écharpe son continent, ses générations, comme lorsque Franzen radiographie une famille dans Les Corrections… En un millier de pages, Vollmann pervertit le genre en dénonçant un modèle social et familial, puis en explorant un sous-royaume inquiétant, revanche, geôle et refuge de ce « club des perdants » qui s’échine à l’ombre de la brillante machine économique.
John, financier en phase de réussite, a une femme d’origine coréenne qui fascine et attendrit celui qui porte « la Marque de Caïn » : Tyler, « vieil enfant » et détective miteux. Ne convoite-t-il pas, mais avec la complicité romantique requise, l’Irène de son frère, malheureuse en ménage et pure, opposée aux milles putains parmi lesquelles il poursuit une enquête sordide. Sa dantesque descente aux égouts et Enfers de San Francisco prendra une direction inattendue, lorsque le mystérieux suicide de son « ange », signant l’échec de l’immigration et de l’adaptation, l’aura laissé sur la rive froide de la vie. Bientôt amoureux d’Africa, la « Reine des Putes », il choisira de rallier la « famille royale » et sa « colonie d’insectes ».
Mais c’est par Brady, caricature infâme du capitalisme, que Tyler est payé. Ce commanditaire, brutal et raciste, monte à Las Vegas un marché aux filles « virtuel », le « Feminine circus », où elles sont achetées, baisées, parfois torturées, tuées, et pour lequel il convoite la Reine : « Tout le monde fait comme si ce n’était pas réel » fait remarquer Tyler. Les handicapées mentales, fort prisées, sont-elles de cet avis ? C’est ainsi que le mal irrigue les rapports humains, qu’une Reine violente et outragée remplace l’autre. Comment s’opposer aux sbires du Roi Dollar ? Quant à savoir, selon la citation de Sade placée en épigraphe, si « c’est la multitude de lois qui est la cause de cette multitude de crimes », cela reste discutable…
Pitoyables, parfois affreuses, bourrées de crack et de cicatrices, violées et victimes d’avortements, les prostituées, ces « travailleuses buccales ou vaginales » pourtant capables de générosité d’âme, sont décrites avec lyrisme, avec une incroyable tendresse et humanité. Y compris le répugnant pédophile affilié à ce FBI auquel il apporte son concours pour piéger bien pire que lui. Quant aux « Vigs », ces membres des comités de vigilance, leur intransigeance morale n’est-elle pas pire, leur violence plus intimement affiliée à ce mal qui est en fait le partage de l’homme ? Tous sont en effet « sortis déjà corrompus de la matrice ». Irène même est-elle indemne de cette contamination par le syndrome de Caïn ? La déréliction emporte tout dans son flot : « il devrait y avoir un « sens » ou une « histoire », mais l’on ne trouve que des crottes de rat. »
Le substrat mythique, biblique, la narration du voyage labyrinthique de cercle en cercle parmi l’enfer américain, l’étourdissante profondeur et richesse stylistique font de La Famille royale un roman incontournable. Même agaçant la patience du lecteur, les longueurs (Vollmann dut consentir une ponction sur ses droits d’auteur pour les maintenir) n’obèrent pas la fascination de qui s’engage dans le parcours initiatique, l’odyssée brisée d’un Tyler finalement ravalé au rang des « hobos », ces vagabonds faméliques des « errances ferroviaires ». Rien de gratuit, aucune fausse sentimentalité, un réalisme glauque et cependant traversé d’impossibles aspirations lumineuses, comme lorsque notre détective, poursuivant la fibre du mal tel Ishmael cherchant Moby Dick monte dans la librairie City Lights pour un moment de d’ingénieuse contemplation des livres et des toits… À la hauteur de V de Pynchon, autre grande quête postmoderne, une telle monstruosité littéraire, séductrice, édifiante et cruelle, plonge tête baissée autant sous le versant glauque de la réussite américaine que dans l’intimité de la nature humaine.
La Famille
royale
William T.
Vollmann
Traduit de l’anglais
(États-Unis) par Claro
Actes Sud
944 pages, 30 €
Domaine étranger Ruines et châtiments
janvier 2005 | Le Matricule des Anges n°59
| par
Thierry Guinhut
William T. Vollmann extrait des bas-fonds de San Francisco une matière humaine aussi sordide que lumineuse.
Un livre
Ruines et châtiments
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°59
, janvier 2005.