Il nous faut parfois abandonner, au seuil d’un roman, nos habitudes de lecture : les événements semblent ne pas s’enchaîner exactement, les frontières entre le réel et l’imaginaire sont poreuses, les mobiles des actions quelque peu impénétrables. C’est sans doute ce que recherche ici Wideman, car Damballah, dieu des lointaines racines africaines, est « le père immémorial et vénérable (…). Il n’existe quasiment aucune communication avec lui, comme si sa sagesse ne pouvait (…) se traduire en un langage humain d’une précision trop mesquine. » De loin en loin, le narrateur s’adressant à son frère, condamné à la perpétuité dissémine des indices : les récits sont ici comme une « toile d’araignée » où viennent se rassembler les sons, les odeurs, les sensations, les événements familiers ou tragiques, les rêves et cauchemars de plus d’un siècle de l’histoire de Homewood, quartier noir de la banlieue de Pittsburgh. En un parallèle saisissant, aux deux extrémités du roman, la fuite vers l’ouest du frère, tentant d’échapper à la police après un cambriolage raté, fait écho à la fuite vers le nord des ancêtres, esclaves d’une plantation de Virginie.
À Homewood se succèdent les générations, entre la misère et les espoirs, souvent déçus : des voix se répondent, se confondent, en des dialogues vifs ou des monologues éloquents ou chaotiques. L’un après l’autre, grand-mère ou petit-fils, chanteuse de gospel ou « raconteuse », tous tentent de sauver du désordre et de l’oubli leurs existences. Des images inoubliables surgissent : ainsi du « Père poubelle » enterrant sous la neige un nouveau-né abandonné, ou du calvaire de la mère confronté au fils emprisonné c’est bien là « la négrité en tant que croix et célébration ».
Damballah de John Edgar Wideman
Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Richard
Gallimard, 262 pages, 19 €
Domaine étranger Chant profond
février 2005 | Le Matricule des Anges n°60
| par
Thierry Cecille
Un livre
Chant profond
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°60
, février 2005.