Dans une petite ville du Nordeste brésilien, trois générations de femmes se disputent un curieux héritage : un immense domaine en bord de mer, mais surtout une puissance illimitée, esclavagiste, appuyée sur l’observance d’un catholicisme rétrograde et sur la préservation farouche des privilèges de classe. Le petit clan féminin des Carvalhais Medeiros, dégénéré à force de mariages consanguins et d’argent gagné sur la sueur des miséreux, ignore les premiers sursauts démocratiques et la révolution qui gronde, et se déchire sans pitié pour le pactole, sous la férule de la vieille Menina, pétrie de fourberie et de fatalisme superstitieux. Tous rampent devant la terrible aïeule, excepté deux de ses petits-enfants : Marina, robuste sous ses dehors d’asthmatique, et Joao, le rebelle, que ses espoirs d’un autre monde, griffonnés sur les murs de la ville, ont mené droit au cachot. Un amour unique et troublant les lie depuis l’enfance ; un amour qui grandit à mesure que, les premiers, ils prennent conscience de l’irruption de la « peur collective » distillée par les « forces obscures », que symbolise l’horrible mygale qui garde la cellule de Joao. « « Agenouille-toi et fais semblant de prier. » Je lui obéis et me mis à genoux sur le carrelage sale de l’église, et vis qu’il semblait avoir peur. « Si tu lis entre les lignes des rubriques nécrologiques, tu peux voir que la plupart des gens meurent de peur. » Je contemplai le tableau de la Passion et pensai que l’homme au costume gris avait raison. Le virus de la peur se propageait. »
L’apparition d’un bel inconnu muet, Pablo le Paraguayen, venu chercher refuge dans la villa grandiose des Carvalhais Medeiros, sème le trouble et la nymphomanie chez les femmes de la famille. On dit qu’il a le mauvais œil… De qui, de quoi se cache-t-il ?
En grandissant, Marina la faible, à qui échoit pourtant l’intégralité de l’héritage, fomente en secret, auprès de son amant perdu, le renversement des injustices sociales. Enfant de la honte, née d’un père facteur, elle a hérité de ce dernier le sentiment précoce des inégalités : « Pendant que l’eau bénite pleuvait dans toutes les directions, j’allai jusqu’à la fenêtre. Un camion chargé de graines de ricin passa. Le chauffeur avait un visage de jeune homme (…). Mon père disait qu’il n’y avait que des pauvres et des riches. Et le pauvre était là, les mains agrippées au volant. Et les riches étaient ici, dans le salon, faisant bénir les meubles en cèdre, les porcelaines anglaises, le cristal de Bohème, le papier à lettres en lin, les draps brodés d’un monogramme, les sirènes d’argent, les anges de cuivre. »
Écrit au moment du revirement démocratique qui bouleversa le Brésil, Le Cantique de Meméia donne la pleine mesure du chaos social, politique et affectif qui fut celui du pays entier au milieu des années 1970. Les échos qu’il mêle sont aussi contradictoires que les attentes d’un peuple déchiré, tiraillé par l’espoir, le fanatisme religieux, l’étranglement économique ou la richesse insolente, la découverte de nouvelles réalités sexuelles, de nouveaux besoins intellectuels, et surtout par la naissance d’une conscience politique collective.
L’activité littéraire et journalistique engagée de Heloneida Studart lui valut plusieurs mois d’emprisonnement en 1969 ; mais elle n’oublie pas, ici, ce qu’elle doit aux légendes, à la poésie colorée, un peu nostalgique, de son pays, auquel elle rend un hommage passionné. Ses mots ont la simplicité et la justesse de la vieille servante Meméia qui, bardée de superstitions et de crucifix, dans l’ignorance politique la plus totale, a cependant compris l’imminence du bouleversement. « Dans notre maison des faubourgs, elle lisait les vieux journaux dans notre petite chambre, assise sur un coffre décoré à l’or fin. C’est ainsi qu’elle découvrit la prophétie du frère Vidal de Penha. Il affirmait que le monde allait périr d’une épidémie de poussière rouge et de serpents à sonnette. A partir de ce jour, Meméia attendit la fin du monde. »
Le Cantique
de Meméia
Heloneida Studart
Traduit du portugais par Paula Salnot et Ino Riou
Les Allusifs
175 pages, 14 €
Domaine étranger Le Brésil écorché
février 2005 | Le Matricule des Anges n°60
| par
Camille Decisier
Aux prémices de la révolution démocratique, un clan de femmes s’affronte pour hériter de la cruauté. Un hommage poétique et traumatisé.
Un livre
Le Brésil écorché
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°60
, février 2005.