Voici plus de mille ans que la poésie occitane brûle d’un feu souterrain, bactérien, que l’on dit volontiers crépusculaire. Son plus étonnant paradoxe reste sa richesse, alors que la langue, elle, dépérit chaque jour. « Face à cette absence d’usage courant en société, le poète doit recréer les sons et les rythmes de la parole par le poème », affirme Jean Eygun dans l’anthologie Poésie d’oc au XXe siècle. Pour rendre compte de son évolution, à l’écoute du monde, Jean Eygun propose une lecture en trois temps. « À l’ombre de la Renaissance mistralienne » (le prix Nobel est mort en 1914) regroupe le baron-gardian Folco de Baroncelli, Joseph d’Arbaud, l’auteur de la fantastique Bête du Vaccarès et Antonin Perbosc. « Par des sentiers nouveaux », au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, s’éloigne ensuite des modèles anciens agrestes, bucoliques et revendique une universalité. Elle devient poésie toujours recommencée du désir chez Sully-André Peyre, quête spirituelle et relecture des troubadours pour René Nelli. Puis, Yves Rouquette, Serge Bec, Marcelle Delpastre ou Bernard Lesfargues entreprendront une démarche plus sociale, appréhendant le monde dans « sa brutalité et sa grâce ». Démarche poursuivie lors de la troisième période, celle des années 70, qui révolutionne écriture et thématique et met en lumière le travail de Philippe Gardy, poète « du déséquilibre et de l’intranquillité » et ceux de Roland Pecout et Jean-Yves Casanova.
L’Anthologie de la nouvelle écriture occitane s’intéresse à la période suivante, 1980 à 2000. Giovanni Agresti, jeune intellectuel italien, la décrit comme « un miroir brisé, car de tout côté la vie s’insinue » et nous invite à découvrir entre autres Michel Minuissi, le poète du miroitement de la mer et du désir masculin, le limousin Jan Dau Melhau, et le cheminot italien des vallées occitanes, Claudio Salvagno : « Ici, la poste arrive tard/ mais écrire donnait jadis/la mesure du lointain. »
Cette poésie en archipels, expression chère à Philippe Gardy, a été dominée pendant un demi-siècle par deux figures emblématiques, deux refondateurs de la langue, deux polygraphes : Bernard Manciet qui navigua entre « baroquisme océanique et catholicisme doloriste » et Max Rouquette, poète du vivant et des présences de l’invisible. La voix tonitruante du premier s’est éteinte le mois dernier, dans les Landes, région à laquelle il avait dédié son œuvre majeure L’Enterrement à Sabres (Mollat Editions, 1996). « Là subsiste, sache-le, une peuplade bafouée par l’Histoire. Moi, je lui donnerai mieux : de la légende. » Il faut saluer cet écrivain solaire, né en 1923, qui célébra la Lande, l’estuaire, Dieu, la tauromachie et surtout cette merveilleuse langue occitane heurtée, hachée, soufflée, ahanée, qu’est le gascon. La voix du second rougeoie comme la braise. Si ses paysages apparaissent écrasés de soleil, presque surexposés, Max Rouquette privilégie cependant les ombres, les Ténèbres. Les animaux fourmillent dans toute son œuvre, portant les clés du mystère de la création, intercédant entre l’homme et le Cosmos. Il vient de leur consacrer un deuxième Bestiaire, mêlant avec force la gravité à l’humour. Il y « croque » une quarantaine d’animaux, privilégiant oiseaux et insectes, le furtif et l’envol, la hantise de l’incongru : « L’alouette parle occitan. Depuis au moins neuf siècles. Neuf siècles où elle le fait chanter très haut, dans le soleil qui s’illumine. » D’autres Bestiaires restent à publier, notamment celui regroupant les animaux mythiques des constellations, hélas, Max Rouquette, presque centenaire, semble aujourd’hui avoir cessé d’écrire.
Aucune des anthologies n’a expliqué le paradoxe évoqué plus haut : pourquoi une si grande richesse poétique, alors que la langue se meurt. Aubin Bonnet, dans son premier recueil, Manjalume (Le Buveur de lumière), décrit le dilemme, voire la douleur d’être le dépositaire « de mots interdits d’une langue muette ». Ses poèmes brefs, d’amour et de colère, portent haut le flambeau de ce feu qui n’en finit pas de renaître. « Braves gens/ je me permets de vous rappeler/ que nous avons un pays à faire. »
Dominique Aussenac
Poésie d’oc au XXe siècle
Les Lettres occitanes
418 pages, 30 €
Anthologie de la nouvelle écriture occitane 1980-2000
Jorn/Le Temps des cerises
242 pages, 14 €
Bestiaire II
Max Rouquette
Fédérop, 107 pages, 12 €
Manjalume
Aubin Bonnet
Jorn, 82 pages, 12 €
Poésie L’écorce du monde
juillet 2005 | Le Matricule des Anges n°65
| par
Dominique Aussenac
Si l’un des deux phares de la littérature occitane vient de s’éteindre, la poésie d’oc garde, elle, toute sa vivacité. Anthologies et recueils à l’appui.
Des livres
L’écorce du monde
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°65
, juillet 2005.