À chacune de ses livraisons, Le Petit Robert fournit son lot de néologismes. On dirait parfois des cadavres. Un peu comme si une araignée gestionnaire s’amusait régulièrement à attraper de nouvelles victimes dans sa toile aux dérivés mention spéciale, pour l’édition 2006, aux espiègles relocalisation et déremboursement. C’est ailleurs, toutefois, qu’on porte ces jours-ci le regard. Autre façade à notre avenir folâtre : le composé mal-logement, dont les premières apparitions sont données comme relativement anciennes (1990), mais que diverses actualités ont récemment porté sur le devant de la scène. Plan ministériel, rapport d’Emmaüs, comptes rendus d’incendie, ici et là, décidément, il n’est plus question que de ce mal-logement.
Le vague de la définition « conditions de logement insatisfaisantes » permet d’expliquer en partie pareil succès. Mal est d’ordinaire dévolu à la désignation d’abstractions ou tout au moins de processus (de la malchance à la malnutrition) ; or il s’acoquine ici au logement : autant dire qu’on évite par là, tout en les dénonçant, d’exposer dans toute leur concrétude les chiottes insalubres. Était-ce déjà un peu le cas avec la malbouffe ? Sauf qu’un mot d’extraction populaire réintroduisait avec astuce le réel, et sa drôle de saveur.
Bénéfices de l’euphémisation, donc, encore et toujours. Si le mal-logement s’en tenait là, on n’en parlerait même pas. Mais il a sans doute une autre corde à son arc. Notez en ce sens que notre mal, d’ordinaire, intervient presque exclusivement dans des mots féminins (maldonne, malfaçon, malformation, etc. : à feuilleter le dictionnaire, on ne trouvera guère que mal-être pour échapper à cet usage). L’inusité masculin a alors un effet qui lui est propre : si l’on évoque le mal-logement, on n’envisage plus seulement l’élément initial comme une variante de l’adjectif mauvaise, soudée à l’instar d’un préfixe ; on lui conserve aussi, en partie, son autonomie nominale, comme en atteste le maintien du trait d’union (mal-logement vs malbouffe). Conclusion : quand j’entends le mal-logement, nul doute que j’entends aussi le mal. Voire le Mal. C’est quelque chose qui a trait avec la maladie, mettons combien de degrés en dessous du haut mal ? Ou alors certaine présence funeste : le signe du Malin. Lequel pourrait, par exemple, s’incarner dans un Axe bien nommé.
Qu’importe, en fait. Le mal-logement peut au choix connoter du Viral, du Métaphysique, du Terroriste ! L’essentiel, c’est qu’il ne sente pas trop son Politique, qu’on reste dans l’ordre des menaces confuses et des croisades généralistes. Qu’on puisse alors le faire figurer dans le nouveau calendrier des exorcismes d’État : le 17 octobre, journée « du refus de la misère » et journée « contre la douleur », restait un peu de place pour s’affronter vaillamment au mal-logement et pourquoi pas au mal-chauffage, au mal-faire-réparer-sa-voiture, faites votre marché aux fantômes. Bien sûr, l’opposition n’oubliera pas non plus de se servir, prompte qu’elle est à user des mêmes vocables, tuant gaiement dans l’œuf la portée contestataire de son discours : « L’enfer du mal-logement », titrait L’Humanité du 9 octobre, et c’était beau comme le titre d’une vidéo-cassette sur une étagère poussiéreuse, à proximité du Taudis des zombies.
Avec la langue Malin comme un singe
novembre 2005 | Le Matricule des Anges n°68
| par
Gilles Magniont
Pour remédier au monde comme il va, il faut des mots qui sentent l’ail.
Malin comme un singe
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°68
, novembre 2005.