Qui sommes-nous vraiment ? Qu’en est-il de notre identité, non pas celle qui concerne l’état-civil, notre milieu social ou familial, ou celle qui se résume à nos empreintes digitales ou génétiques, mais celle que met à mal le sentiment qu’on peut avoir, parfois, d’être dans notre corps sans y être tout à fait ; ou le fait, d’autres fois, de ne pas nous reconnaître identique à nous-mêmes. Cette question du « qui suis-je ? » et de l’identité, qui commence avec le nom, le « comment je m’appelle ? », Franz Kafka (1883-1924) en a fait le ferment et le moteur de sa création. Comment échapper à l’héritage du nom, à son étrange symétrie F. KA-F-KA, à ce patronyme qui signifie « choucas », et dont le père, exécré, a fait le logo de la firme qu’il a fondée ? Comment échapper à sa condition de Juif coupé de sa judéité, vivant dans une communauté chrétienne, et parlant et écrivant allemand au sein d’une communauté tchèque ? « Qu’ai-je de commun avec les Juifs ? C’est à peine si j’ai quelque chose de commun avec moi-même et je devrais me tenir bien tranquille dans un coin, content de pouvoir respirer ». Comment assumer sa condition d’homme en conflit avec son père et sa famille ? Comment être soi quand on vit son emploi comme un supplice, qu’on refuse tout mariage et qu’on souffre de tuberculose ? « Je me sens à l’étroit dans tout ce que Je signifie ». C’est ce cas qu’approche Jean-Pierre Gaxie dans un ouvrage passionnant de bout en bout, et dans lequel il s’interroge sur la quête d’identité de l’écrivain pragois.
Une enquête qui convoque l’œuvre entière et s’appuie d’abord sur un ensemble de photos, toutes reproduites dans le livre. Jean-Pierre Gaxie les traite comme un matériau indiciel qui donnerait accès à cet espace du dedans, à ce territoire où Kafka rêve de renaître autre. Des photos qui semblent dessiner une sorte de légende de Kafka et où Jean-Pierre Gaxie décèle comme un paradigme de l’écriture kafkaïenne, une écriture qui s’approche, par son réalisme fantastique, « au plus près de cette graphie de la lumière, et de la pureté de cette graphie, qu’est la photo noir et blanc ». Des photos que Kafka utilise souvent comme « support du désir », mais d’un désir nourrissant tout autant le fantasme que l’angoisse. Et puis il y a le dernier portrait, au regard intense et « comme brûlant d’un homme sur le qui-vive, celui justement on imagine de Joseph K. », tant la tentation est grande d’identifier le réel mythique de l’œuvre à la réalité de la personne qui fut à son origine. Regard d’un homme qui semble s’être « faussé compagnie », et qui, faute de pouvoir partir dans la réalité de sa vie, s’enfuit dans le réel de l’écriture. C’est sa manière de se battre pour se maintenir en vie. En imposant, par l’écriture, un réel « qui dame le pion à la réalité ». En récusant, par personnage interposé, une identité imposée. En cherchant, dans et par-delà la lettre de son nom, ce qu’il est fondamentalement.
Ce que montre alors Jean-Pierre Gaxie, c’est que de Kafka à K., le nom de Joseph K. « devient un fantasme d’identité, soit une « identité » dont Le Procès raconterait tout à la fois la perte et la quête ». Écrire est honni par tout son entourage, mais c’est le seul moyen dont il dispose pour échapper à tout ce qui l’asservit. Écrire, « c’est sortir d’Egypte », fuir le joug pharaonique, se mettre en quête de cette Terre promise qu’il n’atteindra jamais (voir, du même auteur, L’Egypte de Franz Kafka, chez Maurice Nadeau).
Écrire, pour Kafka, c’est donc affirmer, envers et contre tous, sa singularité. « D’être ce qu’il n’est pas et de n’être pas ce qu’il est, il était bien placé pour faire pièce au principe d’identité » et devenir ce « prince de l’identité » qui donne son titre à l’ouvrage. Car Kafka dépasse ce principe d’identité, cette crispation et cette illusion identitaire qu’on retrouve toujours à la base de tous les nationalismes, de tous les racismes, de tous les terrorismes et de tous les génocides. L’identité est un leurre, elle n’est en rien quelque chose d’établi. Elle se vit dans les contradictions et les métamorphoses. « Je est un autre ». L’identité n’est que cette quête qui passe par tous les autres que nous découvrons en nous-mêmes. Autant dire, écrit Jean-Pierre Gaxie, que pour Kafka « l’autre est la disposition la plus sûre de son moi ». Toute son œuvre jusqu’à ses figurines auxquelles est consacrée la troisième partie n’est qu’une quête identitaire et chacun de ses personnages qu’il s’appelle Grégoire Samsa dans La Métamorphose, Joseph K. dans Le Procès ou K. dans Le Château n’est qu’un transfuge de lui-même, un avatar de ce Je qui, sous les traits de l’animal du Terrier, a peut-être fini par se retrouver « lui-même par-delà lui-même ».
Un livre stimulant, vif, ressenti et comme « vécu », ainsi qu’en témoigne une dernière partie où Jean-Pierre Gaxie relate la façon dont, lors d’un voyage en Inde, Kafka, comme la question de sa propre identité, l’ont rattrapé. À son corps défendant, mais avec une force et une prégnance toute kafkaïenne.
Kafka prince
de l’identité
Jean-Pierre Gaxie
Joseph K.
160 pages, 13 €
Essais Transfuge de lui-même
janvier 2006 | Le Matricule des Anges n°69
| par
Richard Blin
Convoquant les photos, le nom et les dessins de l’écrivain, Jean-Pierre Gaxie montre comment l’œuvre de Kafka remet en cause et dépasse le principe d’identité.
Un livre
Transfuge de lui-même
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°69
, janvier 2006.