Désormais, tout se déroule comme lors d’une guerre silencieuse, le front est invisible. Rien ne se passe en apparence, tout est paisible, mais tant de choses sont abandonnées que c’est comme si les gens filaient à tombeau ouvert. (…) Le néant traverse les choses. « À l’extrême est de notre Europe qui se dit unifiée, en ces confins - provisoires ? de notre territoire-forteresse, un monde se meurt d’épuisement ? d’ennui ? d’anachronisme ? En cinq nouvelles elliptiques, parfaitement maîtrisées, qui mêlent la prose du quotidien le plus terne à un lyrisme mélancolique et retenu, Andrzej Stasiuk (né en 1960) nous décrit une Pologne rurale, que l’hiver engourdit juste un peu plus. Nous y suivons les déambulations apparemment dépourvues de but de personnages eux-mêmes privés de nécessité, comme dépossédés de tout sens, déshérités. Ils arpentent les chemins boueux, attendent le bus qui les emmènera au village retrouver, dans des cafés miséreux, d’autres solitaires, certains depuis longtemps sans emploi ou à la retraite, d’autres à qui seule la vodka concède un peu de chaleur… La plupart se perdent en bavardages vains, l’un se plaint de l’interdiction de fumer ( » On est européen ici ! « ), l’autre raconte les chasses où il guide de lourds bourgeois autrichiens venus en Landcruiser traquer le cerf, certains se souviennent d’un jadis où l’Histoire ne s’était pas encore détournée de ces terres, histoire glorieuse de » l’armée de l’empereur d’Autriche « , ou, plus tragique, de l’invasion hitlérienne. D’aucuns observent la lente avancée du crépuscule, quand » les frondaisons des hêtres, des pins et des sapins, dessinent une crête dentelée et circulaire qui relève du hasard le plus absolu ou du chaos « , et d’autres se perdent dans la contemplation des objets, débris de machines, de maisons désertées, de tracteurs devenus inutiles, vêtements de seconde main, rescapés de l’ouest plus riche, choses mortes dans la » tristesse postindustrielle « , quand » le plein devient vide et se brise « et qu’on » entend vieillir le monde. "
L’Hiver d’Andrzej Stasiuk Traduit du polonais par Maryla Laurent, Éditions Noir sur blanc, 85 pages, 12 €
Domaine étranger En déshérence
mars 2006 | Le Matricule des Anges n°71
| par
Thierry Cecille
Un livre
En déshérence
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°71
, mars 2006.