Au commencement était l’hyperbole. Dès les premières lignes, le lecteur est emporté dans le tourbillon vertigineux de ce conte où l’emphatique règne en maître : tout semble déborder. Klura, 9 ans, est une « prinçusse encore plus chic qu’une princesse, et le sang qui coule dans ses veines encore plus bleu (…). Elle possédait quatorze mille livres ainsi qu’un million de cassettes et de cédé avec toute la musique dont elle raffolait. » Et ainsi de suite, à en faire pâlir de jalousie le jeune lecteur !
Ceci étant, prinçusse Klura est loin d’être parfaite. Insouciante et écervelée, elle n’aime pas l’école et désespère son prufesseur qui un jour lui fait un aveu difficile à entendre : « de toutes (les princesses), vous êtes celle qui en savez le moins ». L’inquiétude du prufesseur Puttersen n’est pas sans fondement car arrive l’inévitable moment des épreuves. Le rui Kurulus et la ruine Elisabuth convoquent leur fille et lui confient une mission. Elle seule peut délivrer le prince Rethor des griffes du dragon car elle a toutes les qualités requises : blonde aux yeux bleus, tâches de rousseur (ce qui n’est pas sans rappeler la Fifi Brindacier de Barbro Lingren, autre héroïne enfantine espiègle) « et capable de danser la rumba » !
Le ton est donné. Malgré ses 67 pages, Prinçusse Klura et le dragon est un conte dense. Chacun des dix courts chapitres est « chargé » de son lot de rebondissements. En ouvrant ce livre, le lecteur est saisi par un texte hystérique et très sonore : la langue y subit parcimonieusement quelques distorsions jusqu’à parfois devenir illisible et inaudible. Lorsque l’héroïne, après une longue chevauchée sur son cheval Turnudu, se retrouve enfin devant le dragon, une autre princesse arrive, prinçasse Bragitte chevauchant… Tarnada, ce qui n’arrange pas les affaires de prinçusse Klura qui aurait aimé garder l’exclusivité du tête à tête avec le monstre. Entre elles, une bataille des voyelles commence. La joute arrive à son paroxysme lorsque les prinçousse, princisse, prinçoeusse, prinçosse, princinsse, prinçonse et autre prinçanse pointent le bout de leur nez. À ce moment, l’auteur fait une démonstration remarquable et débridée d’une lutte de pouvoir sur fond de cacophonie, chacune de ces princesses revendiquant sa place de « plus-que-princesse » ayant le droit de délivrer le prince. Au final, prinçusse Klura, grâce à son arme secrète, sa « chanson en U », aura gain de cause. Un dragon ne pouvait se mesurer à la chanson en U dont les phrases imprimées en italique évoquent une prière en latin ou encore une invocation magique. Le pouvoir des mots existe donc bel et bien et au fur et à mesure les princesses mêleront les unes aux autres leurs sonorités particulières à cette chanson. Bien entendu, le dragon est terrassé pour un moment et le lecteur dépité d’avoir sous les yeux un texte parfaitement illisible et opaque, un mot pouvant atteindre la longueur de quelques lignes !
Suite à cette belle leçon de collégialité, Tormod Haugen tord cette fois le cou au machisme. Lorsque prinçusse Klura se retrouve devant le prince prisonnier, qui se prénomme Rethor, rappelons-le, deux retournements de situation se produisent coup sur coup. Le prince refuse d’être délivré par une fille : c’est les chevaliers qui sauvent ceux qui ont été capturés par un dragon. Il soupçonne même la petite fille de vouloir faire main basse sur ses richesses. Prinçusse Klura lui rétorque du tac au tac qu’il est un prünce banal et quotidien, lui tourne le dos et s’éloigne. « Tu me sauves pas, alors ? (…) Non je ne vais pas te délivrer, fit prinçusse Klura. (…) Le prince en était muet de confusion comme de consternation. »
Cette douche froide contrarie l’idée d’une fin classique. Le prince et la princesse ne se marièrent donc pas et n’eurent pas beaucoup d’enfants. Ici, la finalité est ailleurs. Prinçusse Klura apprend à se connaître : elle n’est pas différente des autres mais unique et sait désormais de quoi elle est capable. Elle s’est enfin émancipée et gagne l’amitié de prinçasse Bragitte. La fin ouverte laisse entendre qu’il y aura une suite. Gageons quelle sera aussi trépidante et amusante.
Prinçusse Klura
et le dragon
Tormod Haugen
Traduit du norvégien
(excellemment) par Jean-Baptiste Coursaud
L’École des loisirs, « Neuf »
67 pages, 8,20 €
Jeunesse Les mots qui libèrent
avril 2006 | Le Matricule des Anges n°72
| par
Malika Person
Sur fond de royauté, l’auteur norvégien Tormod Haugen détourne le conte classique avec brio et égratigne au passage certains stéréotypes. Réjouissant.
Un livre
Les mots qui libèrent
Par
Malika Person
Le Matricule des Anges n°72
, avril 2006.