Très souvent, les identités culturelles, ethniques ou nationales se structurent autant autour du partage de valeurs communes que de la haine de l’autre, du voisin, du cousin. Cette haine, que l’Histoire enkyste, ne peut disparaître. Certains peuples perdraient le sens même de leur existence. Il en est ainsi des Israéliens et des Palestiniens. Mais au-delà des identités bien tranchées, bien revendiquées, il peut aussi exister tout un éventail d’appartenances. Si les Juifs palestiniens ne défrayent pas la chronique (en existe-t-il ?), les Arabes israéliens occupent souvent le devant de la scène. Que savons-nous d’eux ? Pas grand-chose. Dans son premier ouvrage Les Arabes dansent aussi (Belfond, 2003), Sayed Kashua évoquait la vie d’un jeune Arabe israélien envoyé dans un lycée juif. Considéré comme un traître, un colon, par les siens, accueilli confortablement, mais mis à l’écart par les autres, son réel deviendra vite schizophrène. Amoureux d’une jeune juive, il se mariera avec une femme arabe dont il aura honte. La honte, le déni de soi, Sayed Kashua connaît. Né en 1975 dans un village de Galilée, annexé par Israël, il a fait des études à l’Université hébraïque de Jérusalem. Il vit aujourd’hui dans le quartier palestinien de Beit Safafa. Critique de cinéma, éditorialiste dans un hebdomadaire de Tel Aviv, il écrit en hébreu. Et il y eut un matin pourrait être la suite du précédent roman. Son narrateur, trentenaire, journaliste fut même rédacteur. Mais entre-temps, la deuxième Intifada a éclaté. Du coup, les Arabes israéliens sont soupçonnés d’activisme et mis au ban de la société. De rédacteur, il redeviendra pigiste. « En tant qu’arabe… je devais être le seul journaliste dans la ligne de mire des policiers et des soldats. » N’avouant pas ce changement de statut à ses proches, il décide de revenir dans son village natal. Si cette réinstallation s’avère au début très émouvante – retrouvailles de lieux, d’êtres aimés, souvenirs – l’ambiance a cependant beaucoup changé, l’air y devient vite irrespirable. La religion musulmane contrôle de plus en plus les consciences, la rue occupée par des jeunes désœuvrés, vivant de petits rackets. Enfin, du jour au lendemain, le village est bloqué par les tanks. Plus d’électricité, plus d’eau, plus de nourriture, la vie devient un enfer. Les soldats israéliens tirent à vue. Le journaliste, en première ligne, s’apprête à écrire l’article de sa vie. Mais les communications coupées, la censure déforme les informations. Coup de théâtre final : la frontière sera déplacée, au grand dam des villageois qui redeviendront Arabes palestiniens.
Écrit dans un style direct, sans fioritures, ce roman critique avec virulence et de l’intérieur, une société en dégénérescence, anesthésiée par l’Histoire. Ici, pourtant pas de manichéisme. Il est clair que pour l’auteur, les Israéliens portent la responsabilité de cette situation. Leurs soldats, qu’on ne voit jamais, tirent sans sommation. Le milieu journalistique représenté comme assez lâche, intègre la censure de manière pragmatique. Mais les attaques les plus vives, Sayed Kashua les porte contre les siens. De compromis en compromis, les Arabes israéliens vivent plutôt bien du commerce avec les Israéliens. Le père du narrateur, considéré par certains comme un collabo, a milité dans un parti politique israélien. Grâce à cet appui, il a pu faire carrière dans l’administration. Mais le village évite de parler politique. Les Arabes palestiniens de Gaza ou de Cisjordanie sont perçus comme des fous furieux fanatiques et poseurs de bombes. Seuls, certains d’entre-eux, clandestins, accomplissent au noir les basses besognes de la communauté. « En fait, les ouvriers des villages ou des villes palestiniens représentent notre principale source de revenus. Grâce à son passeport israélien, un ancien ouvrier du bâtiment se retrouve patron du jour au lendemain en sous-traitant de la main-d’œuvre de Gaza ou de Cisjordanie. » Lorsque les Israéliens assiégeront le village, les villageois spontanément les livreront. Certains seront abattus froidement. Ce siège, ce huis clos apparaît encore plus terrible et étouffant qu’il est perçu par un être d’autant plus isolé, qu’il a la faculté d’analyser les situations avec d’autres critères que ceux de sa communauté. Ce qui fait de ce roman, un témoignage courageux, sincère dénonçant les pressions économiques, sociales politiques et religieuses qui écrasent les individus et les déboussolent.
Dominique Aussenac
Et il y eut un matin de Sayed Kashua - Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen et Edna Degon, L’Olivier, 281 pages, 21 €
Domaine étranger Si loin de tous
mai 2006 | Le Matricule des Anges n°73
| par
Dominique Aussenac
Le deuxième roman de Sayed Kashua décrit le quotidien d’un village arabe aux portes d’Israël. Schizophrène, lucide et pathétique.
Un livre
Si loin de tous
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°73
, mai 2006.