Brigitte Giraud, la mémoire neuve
Pour évoquer l’écriture de Brigitte Giraud telle qu’elle apparaît dans ses six livres, on pourrait user de l’adjectif « appliquée ». On penserait alors à ce qu’on dit d’une bonne élève, consciencieuse et travailleuse et l’on sait que cela irait bien à notre romancière. Mais, appliquée, son écriture l’est surtout dans l’attention portée aux scènes, aux objets, aux personnages. Il y a quelque chose d’une Régine Detambel dans l’art qu’elle a d’isoler, circonscrire une scène à quoi l’écriture va s’attacher à donner un ton juste. C’est une application précautionneuse, comme celle du démineur qui délimite d’abord le terrain sur lequel il va travailler, puis dégage du sol tout ce qui pourrait le gêner et s’approche, lentement, de la bombe qui le menace. Il faut être précis, évidemment.
Les bombes sont assez bien signalées : ce sont les obsessions de la romancière telles qu’elles apparaissent dès La Chambre des parents. Ici, le narrateur est un jeune homme que la mort du père a conduit en prison pour douze années. Il s’apprête à sortir, redoute le retour à la maison familiale puisqu’il ne saurait aller ailleurs. Dès son premier roman, Brigitte Giraud pose une voix, fragile dans sa peur, qui sait faire parler ses propres silences. Une voix sans assurance, parce que cet homme-là n’a pas su trouver sa place dans sa famille que la vie sociale a meurtrie. Rien de spectaculaire, au contraire : la banalité de la vie familiale est une promesse d’enlisement que l’amour, et seulement lui, peut un temps conjurer. La famille, l’enlisement, l’amour : on a déjà là les ingrédients des livres à venir.
La prison alors est peut-être aussi bien un refuge : elle permet de ressasser le passé afin d’essayer de comprendre ce qui est advenu. L’écriture, chez Brigitte Giraud, développe la même fonction. D’où cette application portée à chaque phrase. Il s’agit de comprendre et pour cela, de se livrer à une reconstitution des faits. C’est ce à quoi vise Nico. Ici, Laura se remémore son enfance auprès de son jeune frère, dans une famille où l’art d’humilier est naturellement pratiqué par le père (dont on se doute qu’il est lui aussi objet d’humiliations à son travail). C’est le fils qui en fait les frais : « Les paroles ne suffisaient jamais à mon père, même des paroles qui vous transperçaient de part en part. (…) L’étape suivante consistait à plonger le nez de mon frère dans son assiette et prolonger le plongeon pour qu’il en ressorte sali et humilié. » Des punitions dégradantes qu’il doit subir, Nico fera son miel. Il ira au-delà même de ce qu’on lui demande, abandonnera son amour pour Laura, se sculptera un corps et un racisme à coups de séance de musculation. Par petites touches, Brigitte Giraud démonte la fabrication d’un petit fasciste. Nico est un livre dense dans lequel, inexorablement, on pénètre par petites touches. Ces deux premiers livres-là, on le sent, tournent autour de l’enfance de l’auteur. C’est sur ce terrain-là qu’elle commence le déminage. JbrJ...