Ancien immigrant venu d’URSS, autrement dit « d’Union-des-républiques-syphilitiques-suceuses », un jeune écrivain hébreu est invité à se rendre en Ukraine, pour un « Festival de la culture israélienne ». En fait il s’agit de faire de la propagande et de persuader son public de rejoindre « notre patrie historique inondée de soleil ». Voilà qui suffit à donner le ton, plus qu’ironique, volontiers burlesque du début de ce roman.
Tal Chani a une autre préoccupation que de simplement contribuer à l’éducation juive. Il va revoir sa ville natale, un peu de ce qu’il était alors qu’il s’appelait encore Anatoli Schneidermann. Depuis, sous le ciel brûlant de la Palestine, il s’est acquis une nouvelle peau, une nouvelle identité, y compris sous l’uniforme du soldat israélien. Vingt années ont passé, l’empire soviétique, dont enfant il admirait les drapeaux et les insignes, s’est changé en une « pâte gluante et bouillonnante » : la Fédération de Russie. Tal croyait avoir tout laissé là-bas sans retour ni nostalgie, mais dans l’avion, il le trouve en son for intérieur. Lui qui, en Israël, était touché par « un genre particulier de honte des origines », après avoir été traité lors de son émigration comme un « collabo de l’impérialisme sionisto-américain, de la colonie proche-orientale fondée par l’Oncle Sam ».
La rhétorique communiste est en effet abondamment moquée. De plus, la langue et l’univers du futur écrivain sont soumis à des impressions déstabilisantes : soldats aboyant des ordres en allemand et « fantasmes balnéaires truffés de strings et de bikinis » qui se télescopent lors du passage vers le monde libre, dans l’Autriche de l’après-guerre.
Toute une généalogie historique, politique et linguistique lui revient donc en mémoire au moment de fouler de nouveau le sol ukrainien. Le retour aux origines juives et russes entrelacées enclenche l’entreprise autobiographique du personnage.
Le livre quitte alors le registre comique pour entrer dans un grand repli nostalgique. Comme un mille-feuille dont on explore les secrets, toute l’enfance de Tal se déploie, depuis les copains jusqu’à la tante Rosa et son étagère chargée de livres. Là, entre Tolstoï et Tchekhov, trônaient les œuvres d’Hemingway, cet écrivain admiré par l’oncle Noumia qui y retrouvait ses exploits guerriers face aux nazis. Hélas, ce héros communiste, gagné par « le Juif en lui », se met à vendre au marché noir la farine des Moulins du peuple qu’il dirige. Envoyé au goulag il ne reste de lui que cette « pluie d’oiseaux morts » qui emplit le souvenir de Tal. Ce sont les effets du froid sibérien au-dessus du goulag imaginé par l’enfant, mais aussi la métaphore de tous les disparus, victimes du « Grand moustachu » et du « Petit moustachu », ainsi ramenés à leur dénominateur commun : le totalitarisme. Quant au père de Tal, ne cachait-il pas, sous la couverture des Œuvres choisies de Pouchkine, Une journée d’Ivan Denissovitch, d’un certain Soljenitsyne, livre vigoureusement interdit à l’enfant…
En un immense retour en arrière, c’est aussi la prise de conscience de son propre roman de formation. Le passage progressif des admirations inconditionnelles enfantines pour tout ce qui glorifiait la patrie soviétique, vers une mise à distance, jusqu’à une ironie discrète et néanmoins dévastatrice, lorsque l’on se trouve vivre dans « la seule démocratie du Proche-Orient », est on ne peut plus efficace. Ne ratons surtout pas le moment où le gamin rencontre en URSS « la reine de ses rêves érectiles - la statue de la Mère Patrie ». C’est ainsi qu’on « avait épluché toutes les couches de leur appartenance à la Patrie immense », dit-il à l’occasion des formalités de l’immigration, mais l’écrivain qu’est devenu Boris Zaidman le fait mieux que tous les fonctionnaires.
On pourra trouver ce roman dépourvu d’action et de grands effets. Mais l’émotion intérieure du personnage est contagieuse, ouvrant la boîte de Pandore de ses souvenirs avec autant de tendresse que d’esprit critique et de perspective historique.
Hemingway
et la pluie des oiseaux morts
Boris Zaidman
Traduit de l’hébreu par Jean-luc
Allouche
Gallimard
240 pages, 19,50 €
Domaine étranger Double identité
avril 2008 | Le Matricule des Anges n°92
| par
Thierry Guinhut
D’origine russe, Boris Zaidman émigre en Israël en 1975. Drôle et mélancolique, son roman déplie le mille-feuille de ses souvenirs.
Un livre
Double identité
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°92
, avril 2008.