Roberto Bolaño n’a écrit que des romans totaux, démiurgiques et toujours inachevés. Le mal, la confrontation de l’horreur a toujours été un de ses moteurs d’écriture. Il déclarait en 1999 : « Qu’est-ce qui fait une écriture de qualité ? Savoir s’immerger dans la noirceur, savoir sauter dans le vide et comprendre que la littérature constitue un appel fondamentalement dangereux. » En préambule à ce pavé de 1016 pages, un vers de Baudelaire « Une oasis d’horreur au milieu d’un désert d’ennui » épouse parfaitement ce qui va suivre. 2666 est divisé en cinq parties, l’écrivain chilien voulait le scinder en cinq volumes, l’éditeur et les ayants droit en ont décidé autrement. Le noyau central du roman, l’oasis d’horreur est constitué d’une enquête relative aux innombrables crimes inexpliqués de femmes autour de la ville de Santa Teresa dans le Nord du Mexique à la frontière avec l’Arizona. Il y transpose ce qui se passe réellement à Ciudad Juarez depuis 1993 où les cadavres de plus de trois cents femmes ont été retrouvés, la plupart jetés dans des décharges. Si cette enquête par certains côtés (documentation scientifique, investigations journalistiques, etc.) peut évoquer De sang froid de Truman Capote, Bolaño saupoudre toutefois une bonne dose de fiction et de compassion voilée et pudique. Il construit une sorte de mémorial modeste. Égrène le nom des victimes. Insiste comme s’il récitait un mantra, sur la personnalité des défuntes, la plupart ouvrières dans les innombrables maquiladoras (usines) qui alimentent en produits à bas coûts les États-Unis. Il révèle à chaque fois le rituel barbare qu’elles ont subi. Enlèvement, torture, sévices sexuels, mutilations, strangulation.
Au milieu de cette longue litanie de visages, de crimes, de lieux sordides, il s’attarde sur un suspect dont les autorités ont fait le bouc émissaire idéal : un géant blond d’origine allemande propriétaire d’une entreprise informatique florissante. Les pages de violence, de massacre en prison sont à la limite du supportable. Dans cet enfer se révèlent au grand jour les collusions entre industriels, narco-trafiquants, policiers et politiques. Repoussant les limites de l’horreur jusqu’au paroxysme, creusant cette modernité du mal qui associe violence, mise en scène barbare et images filmées, il évoque la rumeur qui prétend que les crimes consignés, lors d’orgies, sur des cassettes vidéo se diffusent sous le manteau. Cette enquête ne révélera rien.
Pour construire ses romans, l’auteur des Détectives sauvages a toujours eu des démarches alambiquées, intégrant les noyaux centraux de ses histoires dans des sortes de tableaux à plusieurs volets. Les panneaux entourant l’oasis d’horreur et qui forment le désert d’ennui, évoquent l’écrivain aberrant : Benno von Archimboldi. Citoyen allemand ou plutôt prussien, né en 1920, dont on ne connaît que les livres. Dans l’introduction du roman, des universitaires découvrent ses écrits et s’en entichent. Un Français, un Espagnol, un Italien paralytique et une Britannique au physique agréable. Unis par la lecture de l’écrivain fantôme, ces quatre spécialistes vont se lier d’amitié et d’amour pas forcément chaste. Ils partiront jusqu’au Mexique pour retrouver sa trace.
Dans la dernière partie de 2666, Bolaño raconte la vie de Benno von Archimboldi, né Hans Reiter. Enfant, celui-ci ne rêvait que d’un monde sous-marin parcouru d’algues immenses. Jeune adulte, il fut soldat du Reich, envoyé sur le front de l’Est, Roumanie, Russie. L’horreur prit tour à tour les traits de Vlad l’empaleur ou d’un très soumis, ordonné, laborieux militaire allemand, à qui il fut demandé de se débarrasser d’un demi-millier de juifs grecs. Plus tard, Archimboldi écrivit des romans singuliers, où les âmes et les corps parvenaient à s’unir au-delà de l’horreur. Il erra longtemps de par le monde à l’instar de notre auteur chilien.
Roberto Bolaño aime les détails, l’érudition, l’encyclopédisme et cisèle tout cela en merveilleux trompe-l’œil. Les détails à l’instar des hologrammes formant des globalités cohérentes. Dans ses romans, noyaux centraux et panneaux périphériques se renvoient d’une manière subliminale, images, visions, effets démultiplicateurs, stroboscopiques, anamorphiques. Passé et présent communiquent, s’interpellent. Bolaño écrit plusieurs romans à la fois, qu’il lie par des cut-up improbables, ou bien, à l’instar des ateliers de peintres de la Renaissance, ces romans sont écrits à plusieurs mains par des disciples. Les différentes parties intègrent des genres très différents : polar, docu-fiction, fantastique, étude de mœurs, bluette sentimentale, pornographique, poésie, critique littéraire ou d’art. Merveilleux conteur, il manipule le lecteur, lui faisant explorer des milieux à mille lieux de l’intrigue, insiste sur le monde littéraire (écrivains de tous temps, revuistes, chercheurs, éditeurs, lecteurs passionnés, etc.) à qui il donne une dimension de toile bien plus gigantesque, émouvante, fusionnelle que le web.
À la fin de 2666, qui est aussi la fin de sa propre agonie, Roberto Bolaño s’efface derrière un hétéronyme rimbaldien, Arturo Belano, et ajoute : « Et voilà tout, mes amis. J’ai tout fait, j’ai tout vécu. Si j’avais des forces, je me mettrais à pleurer. Je prends congé de vous. Arturo Belano. »
2666
Roberto Bolaño
Traduit du chilien
par Robert Amutio
Christian Bourgois
1018 pages, 30 €
Domaine étranger Les orgues de barbarie
juin 2008 | Le Matricule des Anges n°94
| par
Dominique Aussenac
La dernière œuvre de Roberto Bolaño (1953-2003), toujours éclatée, dépeint l’horreur du monde tout en s’attardant sur quelques moments de grâce. Une ivresse inégalable.
Un livre
Les orgues de barbarie
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°94
, juin 2008.