Paru initialement en 2001 chez le même éditeur, La Mort de Gregory Corso réédité cette année est d’une brièveté provocante. Le texte imagine les derniers instants du poète de la Beat Generation. La mort, figure mythologique, arrête sa flânerie au-dessus du lit de l’auteur des Sentiments élégiaques américains. Corso, irrigué de morphine, rêve qu’il dévalise une riche Italienne quand il comprend que son heure est venue. Le temps d’une dernière image onirique où il se voit vieillard « lisant un journal assis sur une bûche calcinée à l’orée de la forêt » et s’en est fini de son passage sur terre. Nous sommes le 17 janvier 2001, et, dans une longue phrase où tout est dit de l’éphémère de la vie, la mort vient « récupérer (…) ce qui lui appartenait depuis le 26 mars1930. » Concis à l’extrême et sans pathos, ce texte vaut justement par sa minceur. Il n’est ni un mausolée, ni une notule nécrologique : juste un tombeau à dimension humaine.
Le mot « pilier » du titre de l’autre livre que publient les éditions La Digitale est à entendre selon deux acceptions. C’est, d’abord, le pilier de comptoir à côté duquel s’est installé le narrateur. C’est ensuite le pilier d’un pont sur quoi passe la RN12, non loin de là. Un pilier dans le ciment duquel auraient été coulés deux ouvriers turcs. Près du pilier mêle ainsi deux chroniques de la folie ordinaire : notre pilier de comptoir évoque d’abord la disparition d’un curé, venu évangéliser un hameau perdu au cœur des tourbières et des ornières où l’homme de foi va disparaître, proprement aspiré par « la vulve de la boue (…) ouverte en grand avant de s’humidifier en s’aspergeant les lèvres de crachins commandés il y a longtemps à Londres, à Belfast, à Glasgow. » Racontée avec une verve sombre, l’histoire ancienne est truffée de moments présents, où Anna X offre aux regards enivrés la rougeur de sa minijupe et où un « vin si vertical, teinté de feuille morte et d’aubépine » est bu « en pente douce (…), perché sur ce tabouret, en lorgnant, si le désir t’en vient, sur l’échancrure, le minuscule ru, l’infime rigole à médaille qui sépare les seins fermes de celle qui s’est installée à table, juste derrière nous ». Le second récit, imbriqué dans le premier, effleure l’histoire de monsieur Rémy, vieil orphelin qui, depuis que sa mère s’en est allée, vit avec ses chats près du pilier aux Turcs où gît un vieux fourgon. Deux histoires ressuscitées à la nuit tombante quand l’alcool relie les vivants aux morts.
C’est à cette même heure « où la solitude prend l’eau » que Josse débute son hommage à Kerouac au cœur de Les Lisières. Le recueil, qui offre un éventail plus large du travail de l’auteur, débute par deux récits secs comme un coup de fusil. Puis s’ouvrent les hommages : Kerouac précède le philosophe Jules Lequier mort d’amour un siècle plus tôt, ressuscité par Jean Grenier et Louis Guilloux. Les pages qui disent cet homme sont d’une beauté noire. À elles seules, elles valent qu’on s’accoude au comptoir de Jacques Josse pour faire avec lui ces « rencontres amicales et houblonneuses » avec ceux-là même qui nous ont quittés. Et auxquels on boit, évidemment.
La Mort de Gregory Corso et Près du pilier, La Digitale, 15 et 30 pages, 5 et 8 e ; Les Lisières, Apogée, 61 pages, 12 €
Domaine français Compagnons de la soif
juillet 2008 | Le Matricule des Anges n°95
| par
Thierry Guichard
Un auteur
Des livres
Compagnons de la soif
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°95
, juillet 2008.