De l’usine, nous ne recevons plus que des informations crépusculaires. Qui aujourd’hui aurait envie de « s’y établir » et y fomenter la révolution ? Pour Jean-Pierre Levaray, l’usine n’est ni un exotisme, ni une pause, mais un présent. Trente-cinq ans qu’il pointe chez AZF, dans la banlieue de Rouen. Depuis l’an 2000, il publie aussi, aux éditions du Monde libertaire ou à L’Insomniaque. Dans ces dix-huit nouvelles, il s’intéresse à la périphérie du monde du travail, les lieux et surtout les êtres en friche, en délitement. Terrains vagues aux abords de l’usine d’où s’extraient des fantômes conduisant des caddies chargés de ferraille. Les anciennes habitations ont été détruites pour construire rond-point, voie rapide… Beaucoup d’expulsions. Madeleine résiste. Manuel n’a pas eu cette chance. Arrivé du Portugal, il s’était pourtant bien mis au turbin, lui qui n’avait fait que garder des chèvres jusque-là. La mort de son frère dans un accident de travail brise sa vie. Il se laisse aller, se clochardise. Un cousin lui propose de garder à nouveau des chèvres dans les friches industrielles. « Et c’est seulement lorsque la municipalité a décidé d’agrandir le cimetière, que Manuel fut expulsé. »
Les vies que décrit Levaray semblent victimes d’une étrange malédiction. La rupture économique induit une dégringolade sans fin. Parfois certaines histoires sont trop dures à raconter. Catherine, la cinquantaine, participe à un atelier d’écriture. Elle se livre tellement que tout le monde est abasourdi. L’au-delà d’un atelier d’écriture, c’est quoi ? Marcel et Raymonde ont vécu ensemble dans une petite maison. Raymonde n’a jamais pu avoir d’enfant, elle en a perdu la tête. Quand Marcel s’est aperçu qu’il avait un cancer, il s’est foutu en l’air. D’eux, Jean-Pierre Levaray nous explique qu’ils sont passés sur terre sans vraiment se faire remarquer, « et le peu de gens qui les avaient connus les oublièrent vite. C’est pourquoi j’avais quand même envie de vous en toucher deux mots. » Sombres et pudiques, ces témoignages pourraient cependant devenir rapidement suspects à la pensée positive délicieusement bling-bling dans laquelle nous baignons.
À QUELQUES PAS
DE L’USINE
de JEAN-PIERRE LEVARAY
Éditions Chants d’orties, 123 pages, 11 €
Domaine français A quelques pas
janvier 2009 | Le Matricule des Anges n°99
| par
Dominique Aussenac
Un livre
A quelques pas
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°99
, janvier 2009.