Ce que ses précurseurs - notamment Louis Owen et James Welch - avaient entamé par leur exhumation des traditions amérindiennes - le rapport à la nature, l’importance de la spiritualité, les codes régissant les relations au sein de la tribu -, Sherman Alexie le raffine en y intégrant de multiples contrepoints : être indien s’inscrit aujourd’hui dans une problématique plus large que la sauvegarde des racines. Celles-ci, délaissées par des Indiens « complexés », en proie au chômage, à l’échec scolaire, l’obésité et l’alcoolisme - « des SDF indiens, il y en a partout dans Seattle » - sont d’ailleurs depuis plus de trente ans en passe d’être proprement annexées par les « progressistes blancs (…) qui finiront par se prendre pour des Indiens et commenceront à nous dire à nous, les Indiens, comment être indiens ». Mais, plutôt que l’opposition entre deux peuples, Alexie met en lumière le jeu de leur interdépendance, et le potentiel de complémentarité qu’une relation pacifiée, affranchie du poids du passé, pourrait mettre au jour. Avec neuf nouvelles enfermant chacune un monde, Dix petits indiens - reprenant une comptine américaine joyeuse et triste à la fois - la complétude se profile derrière la réalisation d’un équilibre subtil, une voie du milieu entre les complexes d’infériorité d’une nation spoliée, longtemps niée, et l’arrogance tirée d’une identité réhabilitée - parfois n’importe comment - par des Blancs culpabilisés.
Né d’un père Cœur d’Alène et d’une mère Spokane en 1966 sur la côte Ouest des États-Unis, romancier, poète et scénariste, aujourd’hui installé à Seattle, Sherman Alexie a été l’enfant étrange de la réserve où il grandit - hydrocéphale, il subit une opération à l’âge de 6 mois qui devait le laisser idiot, et infirma le pessimisme de son médecin en développant très tôt un goût pour la lecture qui acheva de l’ostraciser : être indien et lecteur était et reste encore incongru. Cette singularité au sein de sa tribu, tout autant que parmi les Blancs lorsqu’il rejoint l’université, se retrouve chez nombre de ses personnages - « La Vie et les œuvres d’Estelle Walks Above », « Moteur de recherche »… -, décalés, aspirant à une intégration souvent illusoire mais violemment désirée, celle offrant place dans le monde et reconnaissance de la différence.
« Soldat du chagrin sous le feu du chagrin », sans jamais tomber dans la « pornographie du chagrin » - le terme revient souvent, malgré une forte dose d’humour - il se bat avec ses mots pour cette utopie, relayé par des portraits de femmes attachantes, porteuses de la médecine féminine chère aux Indiens des Plaines. Fortes et fragiles, toquées et raisonnables, érudites et imprévisibles, éprises de pureté, - portraits puisés dans l’héritage d’une mère « héroïque » et son propre amour des femmes - elles sont de facto en rupture de ban avec les codes de chacun des univers qu’elles traversent sans s’arrêter - non sans avoir au passage malmené leur conformisme, pour leur apporter un peu d’éclairage - ce que l’on nomme sagesse avec révérence, ou folie, par peur de la connaissance qu’elles dispensent.
Virile et féminine à la fois, l’écriture de Sherman Alexie donne envie d’aller au bout de soi-même, de compléter sa propre vision du monde en accueillant la part de l’inconnu, de l’étrangeté que chacun porte en soi et que les autres offrent en partage. La question de l’indianité, sans pour autant être banalisée, s’inscrit alors dans cette quête d’absolu, ou comment réussir à se sentir harmonieusement unique et semblable aux hommes et femmes peuplant notre planète- nos très proches et pourtant si difficiles à rejoindre.
Dix petits indiens de Sherman Alexie
Traduit de l’américain par Michel Lederer, 10/18, 277 pages, 7,90 €
Poches La tentation de la complétude
avril 2009 | Le Matricule des Anges n°102
| par
Lucie Clair
Les récits de Sherman Alexie sont des mini-romans aux fins abruptes comme un précipice dans lequel se jettent des personnages ailés en quête d’intégration.
Un livre
La tentation de la complétude
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°102
, avril 2009.