C’est à partir du fameux incipit d’Anna Karénine de Tolstoï que Carlos Fuentes s’élance sur les voies romanesques : « Les familles heureuses se ressemblent toutes, les familles heureuses sont malheureuses à leur façon ». Une telle vérité générale, trouvaille géniale au fronton d’un des plus grands romans réalistes européens du XIXe siècle consacré à la condition féminine, a fait couler beaucoup d’encre critique. On peut lire ce roman mexicain, dont le titre original (Todas las familias felices) est donc une citation, comme une réécriture, d’autant que les personnages féminins y tiennent une place considérable.
Si l’on suit l’invitation à la lecture de Tolstoï, on devrait n’imaginer que des familles malheureuses chez Fuentes. Mais ce n’est pas si simple. La première voit ses enfants, après avoir quitté le nid pour se lancer dans leurs professions respectives, et une fois la lassitude ou le chômage venus, revenir sous le toit familial. L’une pour s’isoler et se tisser une famille virtuelle grâce à internet, l’autre pour avouer à son père son échec. Mais on y découvre des sérénités imprévues, un moment intense de complicité filiale. De même, l’enragé de religion catholique qui veut forcer ses quatre fils à devenir prêtre pour expier une fatalité historique, nous laisse croire qu’il va faire leur malheur. Pourtant, il se dit « fier de mes fils qui ont refusé de se laisser manipuler par leur père et se sont forgés leur propre destin, schismatiques face à l’existence ». Hélas, comme en miroir, un « père éternel » contraint ses trois filles longtemps après sa mort. L’emprise des familles sur les destins individuels est inévitable, quoique pas toujours fatale.
On croise les plaies inhérentes au Mexique ; le machisme (« Félix sent ses couilles se gonfler d’hormone mâle ») et la criminalité. Une mère éplorée échange une correspondance insolite avec l’assassin indien de sa fille ; un époux sadique enchaîne sa moitié pour la châtier en lui reprochant « le simple fait de vieillir et d’avoir perdu sa beauté ». Tous nous rappellent combien meurtres et viols sont une sous-culture de ce voisin des États-Unis. Pour répondre à Tolstoi, la condition des femmes, épouse, fille, ou mère, n’est pas souvent rose, même si, parmi ces « familles laides, tristes et ruinées », l’on croise d’étonnantes amours, comme celui de la « cousine sans charme ». Ces seize récits forment alors un roman kaléidoscopique, un tableau de société qui s’intéresse autant aux rapports humains qu’aux situations politiques et économiques, sans oublier la corruption omniprésente. Le pays nous montre ses strates, ses origines, ses peurs et ses espoirs, ses atouts et surtout ses freins dont le moindre n’est pas le PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) au pouvoir pendant des décennies et cause principale du presque sous développement du Mexique.
Ce Décaméron coloré, animé d’une foule de personnages contrastés, n’intéressera pas que les curieux de l’Amérique latine. Il est d’abord une micro comédie humaine, un roman des vies et de ces familles dont Gide disait : « je vous hais ». Fuentes, lui, ne les déteste pas. Quoique sans illusions, il leur garde néanmoins une certaine tendresse critique. Si l’ensemble reste réaliste, les chœurs, insufflant une voix intemporelle, comme celle des pleureuses et des chœurs antiques venus d’Eschyle ou de Sophocle, balaient le puzzle romanesque d’une aile de réalisme magique. Intercalés entre les récits, ils sont souvent violents, en vers libres rock and roll ou presque rap. Ces voix du peuple, des « mère-filles des rues », « de la fille menacée », « de la fille suicidée », « du curé du rock », sonnent comme une longue complainte pathétique et tragique.
Le Bonheur des familles de Carlos Fuentes - Traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins et Aline Schulman, Gallimard, 468 pages, 22,50 €
Domaine étranger Amours et destins
avril 2009 | Le Matricule des Anges n°102
| par
Thierry Guinhut
À travers seize récits, le roman kaléidoscopique du Mexique, de ses familles et de ses femmes, par Carlos Fuentes.
Un livre
Amours et destins
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°102
, avril 2009.