Il a été « connu sous le nom de Cimetière des Empires », les Britanniques s’y sont enlisés au XIXe siècle - Soviétiques, Américains et Européens s’y embourbent depuis. Ancienne marche de l’Empire perse et étape de la route de la soie, haut lieu de pèlerinage bouddhiste avant d’être terre d’Islam, l’Afghanistan multiethnique est devenu l’un des pires imbroglio politico-historique de notre temps. Loin des raccourcis promus par les médias et les gouvernements, l’écrivain pakistanais d’expression anglaise Nadeem Aslam, épris de vérité et de justesse, minutieux et exigeant - il mit onze ans à achever La Cité des amants perdus - trace les lignes de force, visibles et latentes, qui travaillent la réalité d’un pays réduit en cendres à de multiples reprises. La Vaine Attente - dont le titre est emprunté à une peinture de l’artiste pakistanais Abdur Rahman Chugtai (1894-1975) représentant une femme élégante et pleine d’espoir, souriant à ce qui vient, et que nul ne peut deviner, sauf, d’après l’auteur, « l’artiste et Dieu » - peut de ce fait être aussi lue au niveau symbolique. Celle de la reconstruction d’un pays miné, concrètement - l’Afghanistan détient le triste record de la plus haute concentration de mines antipersonnel au monde - comme par les clivages entre héritiers des moudjahidines et ceux des talibans.
En 2005, Marcus, médecin anglais doublement endeuillé - par la disparition de sa fille Zameen sous l’occupation soviétique, et la lapidation par les talibans de sa femme Qatrina - abrite dans sa maison aux fresques camouflées de boue, aux plafonds constellés de livres cloués, un groupe symbolisant à lui seul l’histoire afghane contemporaine. La Russe Lara, en quête de son frère déserteur de l’Armée Rouge en 1979, fuyant ceux qui, « histoire d’oublier leur vie quelques heures, (…) avalaient du liquide antigel ou bien laissaient du cirage fondre au soleil avant de le filtrer à travers de la mie de pain pour obtenir une gorgée de stupéfiant. » L’Américain David, ancien espion de la CIA reconverti en négociant en pierres précieuses et dernier compagnon de Zameen, l’Afghane Dunia, institutrice persécutée pour son activité dans un pays où les femmes disent : « Je fais semblant de ne pas exister. C’est plus facile ainsi de se montrer courageux », et Casa, jeune musulman issu « d’un camp d’entraînement au fin fond de la jungle, dans le Cachemire » composent malgré eux une famille de circonstance. De l’élucidation du destin de Zameen dépend le dénouement des liens qui les relient - et qui mieux que son fils, disparu depuis vingt ans et inconnu de Marcus, pourrait apporter le soulagement de la peine, et fertiliser les destins brûlés que chacun porte en lui ?
Emaillé d’épisodes historiques - le siège de l’ambassade des États-Unis à Islamabad de 1979, l’incendie en 1988 de l’entrepôt de munitions du camp d’Ojhri - La Vaine Attente allie une construction narrative nourrie d’Homère et une langue sensible, alternant rigueur, juste distance face à l’horreur, et lyrisme en hommage à la poésie persane avec une égale maîtrise, pour livrer un roman ambitieux et attachant, couvrant la palette de nuances contenues par les enjeux que l’homme rencontre en situations extrêmes. Pari réussi au terme de quatre années de travail, de voyages et de recherches, pour ce jeune écrivain né en 1966, qui dut fuir son pays à 14 ans avec son père, poète et metteur en scène menacé par le général Zia, et n’y est plus jamais retourné : à l’heure où les élections du président de la république afghane nécessitent encore l’apport de renforts de troupes américaines, l’approche de Nadeem Aslam résonne avec force : « il suffit de tirer un fil pour constater qu’il est relié au reste du monde ».
La Vaine Attente de Nadeem Aslam
Traduit de l’anglais par Claude Demanuelli
Seuil, 387 pages, 22 €
Domaine étranger Terres brûlées
septembre 2009 | Le Matricule des Anges n°106
| par
Lucie Clair
Le troisième roman d’une des plumes pakistanaises les plus subtiles relève l’Afghanistan des cendres de trente ans de guerre ininterrompue.
Un livre
Terres brûlées
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°106
, septembre 2009.