Les skateurs appellent les lieux plus ou moins insolites et défendus qu’ils réquisitionnent pour s’adonner à leur passion les « spots ». Dans Corniche Kennedy, Le Lieu, « The Place To Be », est une corniche en front de mer squattée par des adolescents : « C’est là que ça se passe et c’est là que nous sommes. » Une bande de « p’tits cons » qui ne sont pas majeurs mais qui ont déjà des envies de refaire et surtout de défaire le monde, a élu domicile à la « Plate » : un plateau de terre et trois rochers qui font office de « plongeoirs à frime », les deux derniers baptisés avec orgueil et nonchalance « Just Do It » et « Face To Face ». Petite cour royale des corps ingrats et des jeux d’apparat entre garçons et filles.
C’est sur le deuxième plongeoir qu’une jeune voleuse de portable est un jour convoquée, pour payer son action par un grand frisson. « A présent, Eddy et la fille sont seuls sur le Just Do It et l’espace qui sépare leurs corps et les concentre, cet entre-deux-là n’a jamais été aussi densément peuplé, effervescent : c’est un temps si concret, si tangible, qu’on pourrait le capturer au lasso. Au loin une moto fonce sur la corniche, vive comme une éraflure, elle n’en finit pas de bander l’espace, se rapproche, effectue une reprise de vitesse dans le fond du vallon, exténue tout sur son passage, puis s’évanouit. Eddy lui aussi accélère, se tourne vers la fille, ok, t’enlèves tes fringues, tu les mets dans ton sac, Mario va venir le prendre. »
Corniche Kennedy, paru en 2008 chez Verticales, est avant tout un art poétique du vertige et de la liberté, qui définit le plongeon comme « relance du monde à chaque saut », comme « une figure libre qui ferait le pari de la transcendance inversée », et saisit le désir naissant des corps juste au rebord, au moment de s’élancer et de se défier. La bande, les mecs, les filles. Mais aussi le flic. Car l’autre versant du roman de Maylis de Kerangal, c’est la trame policière. Un flic, Sylvestre Opéra, observe à la jumelle les allées et venues de ces adolescents en quête de sensations, jusqu’au jour où, le maire de la ville ayant décidé de débusquer toute cette racaille, la course au danger s’emballe. La narration flirte avec deux intrigues, celle de la bande, et l’autre, une affaire de drogue et de prostitution, sans qu’on sache si l’histoire va finalement basculer dans le polar ou le mélodrame, jusqu’à l’ultime et elliptique dénouement. L’écriture équilibriste, oscillant entre plusieurs genres, parvient jusqu’au bout à maintenir un horizon fragile, une ligne de cohérence et de justesse. Si l’histoire ne tient en effet pas à grand-chose, le charme de Corniche Kennedy réside dans cette fragilité de la ligne de démarcation entre les intrigues mais aussi entre les personnages et le regard posé sur eux. Le narrateur, qui n’est jamais nommé, est tantôt extérieur, face au « ils » de la bande d’adolescents, tantôt partie prenante, « on ». Un peu comme dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, où le groupe de jeunes filles reste d’abord indistinct, essaim virevoltant, et dont s’éprend alors sur la plage de Balbec le narrateur proustien, bien avant d’aimer la seule Albertine. Dans le roman de Maylis de Kerangal, on est dans le sud, mais l’effet d’envoûtement du groupe est le même : en tant que lecteur, on a envie d’en être.
Corniche Kennedy est un excellent livre de plage : il fait partie de ces rares livres à donner une bouffée d’oxygène et l’envie de ressentir l’étrange communion des éléments. La dilatation du temps et de l’espace, comme une entame dans l’infini. Toutes choses écrites avec délicatesse et jubilation, sans aucune forfanterie.
Corniche Kennedy
de Maylis de Kerangal
Folio, 180 pages, 5 €
Poches Le grand saut
juillet 2010 | Le Matricule des Anges n°115
| par
Chloé Brendlé
Quatrième livre de Maylis de Kerangal, Corniche Kennedy est un récit poétique et dense sur le vertige de l’adolescence.
Un livre
Le grand saut
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°115
, juillet 2010.