Mathias Enard, le rêve de Babel
C’est une conversation à brûle-pourpoint. La canicule cogne aux volets clos du grand appartement où vit Mathias Énard dans ce qui fut le Barrio Chino avant que la rénovation imposée au moment des Jeux olympiques ne dénature le quartier populaire de Barcelone. Une bonbonne d’eau posée sur la table en bois alimentera les questions et les réponses avant qu’une bière ne vienne y mettre un point final. Sur le mur, une reproduction réduite de la photo d’Alexandre Causin dont il est question dans le nouveau roman, Rue des voleurs : « une scène étrange, huit personnages derrière une table chargée de canettes de bières vides, de verres désuets, de bouteilles de vin, de restes de bouffe (…) ». La photo impressionne moins que le texte qui la décrit dans le livre : une affaire de style, probablement. Notre hôte est rentré la veille de vacances, repart deux jours plus tard retrouver Anna sa femme et Alia sa fille près d’Alicante, dans un petit village où internet ne pénètre pas. Dans la chaleur incendiaire d’août, il a gardé deux jours pour répondre aux journalistes. Et être présent pleinement pour celui qu’il reçoit.
Mathias Énard, on trouve dans Rue des voleurs, plus explicitement peut-être que dans vos autres livres, un sentiment qui serait un mélange entre une tristesse profonde et originelle, une angoisse, une inquiétude. Ce sentiment, n’est-il pas la source primitive de votre écriture ?
J’ai du mal à y penser moi-même. Sans doute, y a-t-il quelque chose de vrai là-dedans. Cette vieille angoisse du chaos, plus encore de la violence, de voir comment l’être humain est toujours confronté à des situations très violentes. Que ce soit sur le plan collectif ou individuel, on est toujours face à l’adversité, d’autant plus dans les situations que je décris. C’est sûr que j’ai une certaine disposition à ressentir ça très fortement : une véritable empathie. J’ai commencé à écrire Rue des voleurs, notamment, parce que voir cette immolation par le feu en Tunisie m’a bouleversé. Tu te dis : alors il faut vraiment porter la main sur soi pour avoir un pouvoir ? Il faut se détruire pour faire advenir quelque chose ? C’est terrifiant. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne peux pas m’empêcher de m’impliquer personnellement. Il y a eu un autre événement qui m’a secoué : une de mes étudiantes en arabe se trouvait à Tanger et c’est son copain qui a été tué à coup de sabre lors de l’attentat dont je parle dans le livre. Ça m’a profondément bouleversé. De même que les récits des anciens combattants civils de la guerre m’affectent. Ça me transforme, ça me fait entrer dans une espèce de rage, de colère de voir ce qu’est l’humanité aujourd’hui. Surtout ce que j’évoque dans mon dernier livre… Ce niveau de violence qu’on peut atteindre très facilement. C’est ce qui nourrit mon écriture.
Quand bien même il n’y aurait pas d’événements tragiques dans le monde, l’écriture ne serait-elle pas convoquée par une tristesse intime, originelle ? JbrJ...