L'Amérique de Toni Morrison
Si elle s’appelle aujourd’hui Toni Morrison, c’est parce que les autres n’arrivaient pas à prononcer correctement son autre nom : Chloe Anthony Wofford, née le 18 février 1931 à Lorain, Ohio, une petite bourgade industrielle et portuaire située à une quarantaine de kilomètres de Cleveland, au bord du Lac Erié. Dans ces années d’après la Grande Dépression se rassemblent, attirées par les promesses d’embauche des populations pauvres immigrées : Européens, Mexicains ou Noirs du Sud. Parmi ces derniers, les Wofford, ont fui la Géorgie, son racisme, et surtout le métayage, seule possibilité offerte aux Noirs qui n’ont nul bien. « Ce n’était pas vraiment une ville, écrit Toni Morrison au sujet de la bourgade qui sert de cadre à son deuxième roman Sula, seulement un quartier d’où, par temps calme, les gens pouvaient parfois entendre chanter, parfois jouer du banjo, voir une femme au teint sombre exécuter quelques pas de cakewalk, (…) et entendre le rire sans remarquer la douleur humaine qui se tenait quelque part sous les paupières, quelque part sous les foulards de tête les chapeaux de feutre souple, dans les paumes des mains ».
Parmi les trois emplois qu’il cumule pour faire vivre sa famille, le père de Toni Morrison est soudeur sur un chantier naval. C’est, à en croire sa fille, un amoureux du travail bien fait, travailleur et fier de sa culture afro-américaine qu’il transmet à ses quatre enfants. Sa mère « très pieuse, chante toute la journée ». Lorsqu’elle raconte le creuset familial, Toni Morrison accorde une place significative à cette double influence : les cantiques et les récits des Saintes Écritures d’une part, le folklore, les comptines, les histoires racontées à la veillée par les familles noires. C’est le Cantique des cantiques, traversé par les ruses de l’araignée Anansi ou de Compère Lapin.
« Dans les replis intimes et féconds de notre origine, dans les jours à venir, qu’ils soient heureux ou amers (…) nous voyons à travers ton œuvre se construire un monument pionnier, visionnaire et fidèle ».
Contrairement à ce qui se passe au Sud, les solidarités de classes sont plus prégnantes à Lorain que les divisions raciales. « J’ai échappé au contexte quotidien des Noirs : la plantation ou le ghetto. » Elle oui, mais pas son père, acquis aux idées de Marcus Garvey, le leader africaniste et idéologue de la fierté noire : « Mon père était raciste. Lorsqu’il était enfant, en Géorgie, il a été profondément choqué par le comportement des adultes Blancs. Il en a éprouvé un mépris qui ne l’a jamais quitté de toute sa vie car lui ne leur reconnaissait pas le droit de le mépriser ». Consciemment ou non, Toni Morrison appliquera au contraire à la lettre la devise de Booker T. Washington, chantre de l’intégration du Noir par l’acquisition d’une « responsabilité » : « rien de ce qui en vaut la peine n’arrive autrement que par le travail ». Élève parmi les plus douées de l’école primaire, en 1938, Toni Morrison accomplit...