Le 4 novembre 1995, le Premier ministre israélien Yithzak Rabin est assassiné par un étudiant juif opposé aux accords d’Oslo qu’il venait de signer. Ces accords laissaient entrevoir pour la première fois la possibilité d’une paix entre Israéliens et Palestiniens. Motti Lerner est un dramaturge israélien né en 1949 dont les pièces parlent essentiellement de politique. Isaac assassiné a été écrit en 1999. L’action se passe dans un centre accueillant des personnes atteintes de stress post-traumatique. Les patients ont tous été victimes d’attentats, de faits de guerre, ou bien ont perdu des proches ou assisté à des scènes insoutenables. Les traitements mis en œuvre pour les soigner font appel au théâtre et au psychodrame. Une dizaine d’entre eux se retrouvent ainsi un soir à jouer, devant leurs familles et le personnel soignant, une pièce qu’ils ont eux-mêmes écrite et qui met en scène la société israélienne dans cette période précédant et suivant l’assassinat, une société défaite par la guerre, la haine et la première intifada. Ils en jouent les personnages clefs : le Premier ministre bien sûr, son assassin aussi, et puis les rabbins, les colons, les services de sécurité, les partisans et les adversaires de la paix, les étudiants orthodoxes.
À travers leurs débats apparaissent les lignes de fracture et les questions que l’État d’Israël se pose depuis toujours sur son existence même, sur le fait religieux, sur ses rapports avec ses voisins arabes – et cette question essentielle : la paix est-elle possible ? Parallèlement, les personnages décrochent de leur rôle pour s’adresser au public et donner directement leur point de vue de victime, commenter ou même répondre personnellement aux questions posées par le texte. Cette mise en abyme répond à celle utilisée par Peter Weiss dans Marat-Sade : un groupe d’aliénés de l’hospice de Charenton joue sous la direction du marquis de Sade l’assassinat de Marat par Charlotte Corday. Elle permet une mise à distance permanente, un effet de recul et de décalage qui donne à certaines scènes une forte coloration humoristique.
Cette radiographie d’Israël reste très actuelle. Les problèmes n’ont pas changé, et les questions posées par les personnages demeurent toujours sans réponses : « La haine n’est pas une fatalité. Aucun dieu ne nous ordonne de les haïr. Aucun dieu ne leur ordonne de nous haïr. Ce dieu-là n’existe pas. Le jour où nous cesserons de les haïr, leur haine s’éteindra. » Pour accentuer encore cette mise à distance, Motti Lerner a choisi une forme très proche du cabaret, de la revue, avec ses tableaux, ses chansons, ses musiques dont « la gaieté contraste avec la souffrance toujours présente », et ses personnages hauts en couleur. Talia, chanteuse d’opéra victime d’un attentat, passe son temps à se déshabiller. Eliahou, l’ultraorthodoxe tient des propos sans ambiguïtés (« Un Juif qui a besoin d’une greffe de cœur a le droit de tuer un Arabe et de lui prendre son cœur »). La représentante des colons nomme ses seins « Samarie et Judée » et son sexe « Gaza ». Nathan l’aveugle prétend voir mieux que les autres, et Ygal, qui joue l’étudiant assassin, ne sait jamais quand il doit tirer.
C’est une très grande force de ce théâtre israélien, que l’on retrouve aussi chez Hanock Levin, que de pouvoir s’emparer de sujets aussi brûlants et de les traiter avec humour et férocité. De se regarder en face sans complaisance et de dire les choses qui font mal. Ainsi de cet accord de paix dont Lola, bénévole dans le centre, dit : « C’était exactement le même accord dont on parlait avant la guerre. Mot pour mot. Alors, tout d’un coup, nous avons compris que nous avions sacrifié nos enfants pour rien (…), qu’ils étaient morts pour rien (…) ».
Patrick Gay-Bellile
Isaac assassiné
Motti Lerner
Éditions Théâtrales, 96 pages, 16 €
Revue Le cabaret des victimes
novembre 2012 | Le Matricule des Anges n°138
| par
Patrick Gay Bellile
Alternant tableaux et chansons, Motti Lerner passe la société israélienne au scanner.
Un livre
Le cabaret des victimes
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°138
, novembre 2012.