Si le lieutenant Giovanni Drogo, héros du somptueux Désert des Tartares de Dino Buzzati, passe sa vie à attendre un conflit hypothétique, Andreï Kourkov, né en 1963, dans l’oblast de Leningrad, russophone, polyglotte, lui, ne souhaite nullement envisager le chaos et la guerre. Vivre en paix, protéger sa famille dans le pays qu’il a choisi est devenu son credo quotidien depuis… peut-être ce jeudi 21 novembre 2013 où il interrompt l’écriture d’un roman pour énoncer ce qu’il vit journellement. En premier lieu les fumées noires, menaçantes qui montent de la place du Maïdan, à cinq cents mètres de chez lui. « Je tiens un journal depuis plus de trente ans. Plusieurs fois, mes éditeurs ukrainiens m’ont demandé d’en publier ne fût-ce que des fragments, mais je n’avais jamais pu jusque-là m’obliger à extraire de ses écrits intimes ce que j’étais prêt à partager avec des lecteurs ; et voilà qu’après avoir été entraîné en plus d’une occasion au centre d’un “tourbillon de l’Histoire”, je me suis trouvé à nouveau témoin d’événements dramatiques survenus en novembre 2013 en Ukraine, des événements dont on ne voit jamais la fin. Je ne sais ce qu’elle sera. » Jusqu’à présent, Kourkov avait réussi sous couvert de romans plus ou moins policiers à donner le change. Avec un humour indéfectible, il s’était permis de narrer les pérégrinations d’un héros improbable, Victor Zolotarev accompagné d’un pingouin. En toile de fond, une Ukraine gangrenée par la corruption et la mafia.
Ici, le déclencheur du conflit est à la fois la météorite (passée inaperçue) tombée sur Sébaspotol, la « ville la plus russe d’Ukraine » qui abrite en Crimée la flotte navale de la mer Noire « entretenue par la Russie » et le refus du Premier ministre ukrainien de suspendre la signature de l’accord d’association avec l’Europe. La foule occupe la place centrale de Kiev, qui devient le théâtre d’affrontements entre factions. Citoyens ukrainiens pro-européens, nationalistes ukrainiens et russes, milices russes infiltrées, troupes gouvernementales du président pro-russe, Ianoukovitch, etc. Ces derniers tireront à plusieurs reprises sur la foule. Plus d’une centaine de morts. Le pays au bord du chaos se déchire. La Crimée s’autodétermine « récupérée » par la Russie ; aux frontières, les militants pro-russes occupent des bâtiments administratifs, révoquent les autorités. Le récit, qui mêle vie intime, familiale, professionnelle et événements historiques se termine le jeudi 24 avril 2014. Kourkov fustige la rapacité d’un Poutine, son plan préétabli d’annexion, sa guerre larvée, sa propagande grossière, la collaboration des anciennes autorités ukrainiennes, les atermoiements des nouvelles, européennes ou mondiales, dénonce l’invraisemblable désordre ambiant, ceux qui retournent leurs vestes, profitent pour s’enrichir toujours et encore… Kourkov troque ici son humour acéré par un discours décalé – par sa forme, ses angles de vue, son anxiété, ses états d’âme –mais toujours habité, aussi fervent que responsable. Un émouvant appel au secours. Il nous est destiné.
Dominique Aussenac
Journal de Maïdan
d’Andreï Kourkov
Traduit du russe par Paul Lequesne
Liana Levi, 288 pages, 17 €
Domaine étranger Dépeçage à la russe
juillet 2014 | Le Matricule des Anges n°155
| par
Dominique Aussenac
Un livre
Dépeçage à la russe
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°155
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