Arrivé dans une localité probablement rurale, Kosko (sans rapport avec le traducteur du Piotrus de Leo Lipski, Allan Kosko) pour y occuper les fonctions de précepteur, un certain Liev, individu n’arborant pas de qualités particulières, s’installe dans une propriété qui pourrait être une ferme. Ou autre chose. Là, en absence des enfants dont il doit s’occuper, un homme lui fournit de petits travaux de copie, Magda lui apporte ses repas, le met dans son lit, et la fille de la propriétaire, si c’est bien elle, Sonia, se fiance à lui… « Non, vraiment, tout allait bien pour Liev. »
Pourtant, il apparaît rapidement que l’esprit Liev bat la campagne. Outre certaines pages envahies par les démonstratifs qui donnent à la narration une allure enfantine, de fréquentes sautes du texte et des répétitions à menues variantes apportent au récit une allure de vinyle rayé assez éloquente. Liev, qui ne parvient pas à s’attacher à ce qui se dit autour de lui, en particulier lorsqu’on lui parle, Liev vit dans un monde étrange où ses incartades et ses absences ne porteraient apparemment pas à conséquence, curieusement, de même que ses propres observations peut-être cohérentes, sans doute décalées, ne le conduisent pas à agir de manière à faire évoluer durablement sa situation. L’autre agit pour lui qui se contente d’analyser aussi bien que possible les signes qui lui sont présentés par les circonstances.
Type du personnage lunaire comme le sont Bartleby, les créatures de Beckett ou ses sœurs de fiction absentes de la réalité commune, ce Pierrot-là incarne assez brillamment une époque où Alzheimer et autisme sont des sujets de préoccupation majeurs : « Liev a jeté un œil vers la fenêtre, c’était une manière de signifier que Magda pouvait arrêter de le serrer dans ses bras ». Les bizarreries de ce personnage mutique ou presque alarment peu à peu comme les répétitions des fragments textuels tressautant. « Et puis les choses sont allées de moins en moins bien. C’était difficile de trouver les mots pour le dire, dire pourquoi c’était difficile, pourquoi c’était de moins en moins bien et difficile de le dire, c’était difficile, c’était difficile. »
Quelque hypothèse que l’on hasarde, il semble que Philippe Annocque fait en réalité le tour du propriétaire d’un crâne occupé par une somptueuse araignée. Imaginons un instant que Madga et Sonia pourraient fort bien figurer un duo d’infirmière et d’infirmière-chef. Ou bien ce précepteur sans élève constituer une incarnation du malaise dans l’Éducation, auquel cas Annocque serait l’anti-Bégaudeau, celui qui parle sans parler, qui peint sans sentir le besoin de décrire et manipule lentement son lecteur afin de le faire douter de sa propre lecture. Et pourtant elle tourne, se dit le lecteur : les signes sont nombreux et étayés par les incohérences d’une pensée concentrée sur les rares et maigres éléments qu’elle peut saisir dans le cadre d’une vie hospitalière, porter sa valise, pisser contre un mur, attendre l’heure du repas, manger, mener des tâches routinières, regarder par une fenêtre, une vie de reclus. Alors, Liev ou pas Liev ? Avis de tempête, quoi qu’il en soit.
Éric Dussert
Pas Liev de Philippe Annocque
Quidam, 124 pages, 16 €
Domaine français Parce que c’est la folie
octobre 2015 | Le Matricule des Anges n°167
| par
Éric Dussert
En un récit tressautant, Philippe Annocque invente un personnage sans horizon dont il nous demande de deviner la situation.
Un livre
Parce que c’est la folie
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°167
, octobre 2015.