Europe N°1041-1042 (Témoigner en littérature)
Nous vivons bien désormais « l’ère du témoin » (Annette Wieviorka), et les événements tragiques les plus récents (guerres, exils, attentats terroristes) suscitent une parole en crue que les réseaux sociaux ne canalisent pas mais bien plutôt démultiplient. Les historiens s’inquiètent, ils rappellent que l’émotion n’est pas toujours juste conseillère, et que la distance historique, elle, ne signifie pas forcément indifférence. Dans le champ littéraire, les débats, également, font rage : le témoignage d’aujourd’hui disqualifie-t-il par avance la vision que le romancier en donnera, en créera demain ? À l’inverse, ne peut-on craindre que véracité et authenticité remplacent, oblitèrent toute exigence de forme, tout souci esthétique ? Une fois encore, ce riche numéro d’Europe permet de penser sur de nouveaux frais cette question taraudante. D’emblée les maîtres d’œuvre, Frédérik Detue et Charlotte Lacoste, posent avec clarté les termes du débat : « Avec l’apparition du témoignage se produit un schisme littéraire ». Ils voient dans les combattants de la Grande Guerre les initiateurs de cette entreprise, que nombre d’autres ont ensuite reprise à leur compte, durant et face aux catastrophes successives du XXe siècle. Le témoin propose à son lecteur un « pacte de véridicité », il veut transcrire au plus près ce qu’il a vécu en une sorte d’« acte judiciaire » (Primo Levi), il n’a pas pour objectif ou pour prétention de proposer une vérité intemporelle et globale mais une « vérité tout humaine ». Dans sa « quête de justesse corollaire du désir de justice (…) les trois fonctions principales du genre – fonctions d’attestation, d’hommage et d’éducation – sont indissociables ».
Ce volume réunit donc des études nombreuses et quelques textes de témoignage inédits, qui nous permettent alors d’entendre ces voix, ici analysées avec acuité. Nous lisons ainsi quelques strophes bouleversantes de Kolyma d’Elena Vladimirova, poème narratif de quatre mille vers, « sur la génération morte » de ceux qui franchirent, souvent pour n’en pas revenir, « les portes ténébreuses du camp ». Nous découvrons des pages de Là-bas. Avec ceux qui souffrent, témoignage de Guy Hallé publié en 1917 (non sans subir la censure militaire de… Guillaume Apollinaire !) et injustement oublié depuis. Un article publié par Primo Levi en avril 1961 durant le procès Eichmann est ici traduit pour la première fois : contre ceux qui lui demandent : « Pourquoi semer encore de la haine ? Pourquoi troubler la conscience de nos enfants ? », il répond avec force : « Ces épreuves nous ont enrichis, ces épreuves ont fait de nous des juges » et affirme : « On ne saurait mutiler l’Histoire ». De passionnants entretiens creusent encore ce questionnement, avec Rithy Pahh, Marcel Cohen ou encore Philippe Beck. Nous ne saurions rendre compte de toutes les études mais en signalerons deux, plus particulièrement perturbantes. Marie Hartmann suit (poursuit) Céline dans son voyage à travers l’Allemagne, de Sigmaringen au Danemark, et voit dans les récits carnavalesques de sa trilogie allemande un plaidoyer pro domo et une entreprise « de négation et détournement des témoignages concentrationnaires ». François Rastier, lui, se penche sur L’Écriture ou la vie de Jorge Semprun (voir Lmda N°165 ) où il repère certains des « codes de l’autofiction » avec ses « commodités fictionnelles » et sa propension à « inventer la vérité ». L’interrogation se fait alors accusation : « Pour réviser l’histoire, nul besoin de la contredire, il suffit de la déréaliser en la romançant ».
Thierry Cecille
Europe N°1041 Témoigner en littérature
348 pages, 20 €