Il y a de quoi s’effrayer, être impressionné au moins : plus de 3000 pages, un attirail, pour ne pas dire une armada, de notices, notes, notules, certaines très savantes, toutes sagaces, une chronologie dense, comme une esquisse bien enlevée de biographie… Et puis l’auteur lui-même : malgré le sourire, entre la bienveillance et l’ironie, qu’il présente souvent, ce visage, comme le buste marmoréen d’un Grec épicurien ou d’un stoïcien romain, annonce le cerveau qui, là-dedans, bouillonne, jamais ne cesse de penser, pas même sans doute durant le sommeil lui-même… Et l’œuvre bien sûr : de l’Histoire de la folie à l’âge classique (1961) à l’Histoire de la sexualité (laissée inachevée à sa mort en 1984 – Foucault était né en 1926), les investigations de Foucault furent plurielles, sa curiosité semblait insatiable. Ses enquêtes, multiples, témoignent d’une in-quiétude fondamentale, son esprit jamais n’était en repos, toujours relançait plus loin sa quête : la naissance de la médecine clinique, celle de la psychiatrie, l’évolution et les métamorphoses du droit et des lois (qu’il s’agisse de la raison d’État ou de la pénalité), l’art de gouverner et les façons de se laisser gouverner et la nécessité aussi de se révolter, les débuts de l’État-providence et de la pensée raciste, les inventions du capitalisme pour maîtriser les conduites utiles à son développement, les aveux de la chair et les aléas du désir… Mais aussi Bataille et Blanchot, les Ménines de Velázquez et les machines romanesques de Roussel, et puis l’Iran de la révolution contre le Shah, l’hermaphrodite Herculine Barbin – et les gays qui, aux États-Unis, peut-être sauraient inventer une forme d’amour sans possession ni hystérie, réinventer l’amitié à l’antique…
Frédéric Gros, responsable de cette édition, devait bien sûr, dans ce massif comme encyclopédique, faire un choix : aux œuvres que Foucault avait publiées de son vivant vinrent s’ajouter en effet, de manière posthume, les articles, préfaces, entretiens et conférences rassemblés dans les passionnants Dits et Écrits (deux volumes en Quarto) et les Cours donnés au Collège de France de 1970 à 1984 (la publication des treize volumes est aujourd’hui achevée). La décision a donc été de s’en tenir à « l’œuvre écrite » (donc de ne pas reprendre les dits posthumes) et aux « livres d’auteur », c’est-à-dire d’écarter ceux qui ont été écrits en collaboration (signalons cependant au lecteur Le Désordre des familles, étonnant recueil de lettres de cachet, effectué avec Arlette Farge, et Moi, Pierre Rivière, qui fut l’occasion du beau film de René Allio, dans lequel Foucault lui-même interpréta… un juge). Voici donc rassemblés dix livres publiés du vivant de Foucault et, en copieux appendice, « une sélection de textes courts (…) parmi ceux qui ont semblé à la fois les plus beaux, les plus importants et les plus célèbres ».
Peut-être conseillerons-nous au lecteur novice de commencer par ces textes divers, représentatifs de la curiosité qui toujours l’anima. Nous trouvons par exemple dans la dernière conférence « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1984) un commentaire, relatif à la démarche kantienne, de la devise Aude sapere (« Aie le courage, l’audace de savoir » traduit-il) – devise qui sans doute fut pour lui plus qu’un leitmotiv, un véritable mot d’ordre. C’est cette audace de savoir qui le conduit en effet, sorte d’électron libre au sein de différents champs disciplinaires, aux frontières de la philosophie, de l’histoire et de l’anthropologie, à réfléchir sur ce qu’il appelait les « problématisations ». Pour savoir ce qu’aujourd’hui nous sommes et pouvons devenir, il faut retrouver les « a priori historiques », les conditions de possibilité qui ont fait que la folie, l’illégalité, la sexualité, la discipline, la population… sont devenus des problèmes que des savoirs constituent en même temps que des pouvoirs en disposent. Bien sûr, le lecteur pourra préférer, selon ses propres sujets d’interrogation et (ne le dissimulons pas) sa vélocité philosophique plus ou moins grande, l’analyse des formes de discipline dans Surveiller et punir à la généalogie des sciences humaines que tentent de retracer les pages fort ardues de Les Mots et les Choses. Mais où qu’il porte son attention, il retrouvera bien ce qui d’après Frédéric Gros distingue Foucault : « nouveaux objets, nouvelles méthodes, nouvelle écriture ». Dans chacune de ces lignes, en vérité, brille l’éclat de l’intelligence – et (contrairement à ce que d’aucuns lui reprochèrent, comme à Bourdieu) souffle le vent salubre de la liberté.
Thierry Cecille
Œuvres I et II de Michel Foucault
Édition publiée sous la direction de Frédéric Gros
La Pléiade, Tome I 1640 pages, 59,50 €, Tome II 1740 pages, 59,50 €
Essais L’enquêteur inquiet
Durant plus de vingt ans, Michel Foucault a fouillé les archives de nos existences, exploré les soubassements de la conscience de l’homme que nous pensons être. Ces deux volumes de la Pléiade rendent compte de ce questionnement ininterrompu.