Dans l’univers du roman noir français, on ne présente plus Caryl Férey qui s’est fait une belle place avec ses polars des lointains, de la Nouvelle-Zélande à l’Argentine, en passant par l’Afrique du Sud. D’autres auteurs français s’inscrivent désormais dans cette veine, d’Olivier Truc à Ian Manook. Pour autant, ces romans n’ont rien d’exotique, leur situation géographique n’est pas un beau décor afin d’assurer au lecteur sa petite dose de dépaysement. Et avec Condor, Caryl Férey n’applique pas une recette, mais poursuit bien un travail d’écrivain mené depuis des années, qui mêle toujours une longue immersion dans la culture, l’histoire politique (souvent mouvementée) et sociale d’un pays, à une trame policière fictive (bien que basée sur la réalité des lieux).
Cette fois donc c’est au Chili que nous sommes emmenés, dans le droit fil du précédent roman puisqu’on retrouve, avec le personnage de Gabriella, la sœur de l’héroïne (Jana) de Mapuche. Proximité géographique aussi, avec la frontière naturelle de la Cordillère des Andes entre l’Argentine et le Chili, et une sorte de continuum historique à rebours, revenant sur la dictature de Pinochet après avoir traité celle de Videla. Tous ces liens font l’intérêt et, peut-être, un peu la déception de ce nouveau roman, tant il est imprégné du précédent. Tout commence dans les bas-fonds miséreux de Santiago, dans le quartier de la Victoria, monde interlope mêlant les exclus en tout genre, où dealers et drogués se croisent en un ballet incessant. Bien sûr, il y a toujours de la casse dans ce genre d’endroits, mais quand les overdoses d’adolescents commencent à s’enchaîner comme des perles, cela finit par attirer l’attention. Oh, pas de la police, qui ne trouve aucun intérêt à résoudre l’énigme de cette accumulation de morts, mais bien de citoyens eux-mêmes, en particulier Esteban, un avocat en rupture avec la grande bourgeoisie chilienne dont il est originaire. Esteban l’idéaliste, défenseur des pauvres et des « causes perdues » et sa compagne, Gabriella la rebelle, qui passe son temps à filmer le monde tel qu’il est, en témoin révolté, une indienne représentant ce peuple mapuche qui refusa de se soumettre, fut décimé au XIXe siècle, puis victime de la répression sous la dictature. À ce couple s’ajoute une foule de personnages, un curé, un ancien révolutionnaire, l’associé d’Esteban, et puis l’ombre des tortionnaires… Et si l’on sent planer les sombres années Pinochet, ce roman est avant tout celui du Chili contemporain, dévoilant les dérives économiques du néolibéralisme depuis la fin du régime dictatorial jusqu’à aujourd’hui, l’exploitation illégale de sites naturels protégés, et la corruption galopante qui gangrène toute la société.
Parti d’une intrigue d’investigation policière, le roman se fait plus tortueux au fil des pages, et se change en road trip mouvementé qui nous fait parcourir le pays jusque dans les vastes étendues du désert d’Atacama. Et s’il est très documenté, le récit n’est pas exempt de quelques longueurs, aurait sans doute gagné à être un peu resserré, et la romance entre les protagonistes formant ce couple improbable fonctionne sans doute moins bien que dans Mapuche. Reste que Caryl Férey est tout de même un compositeur d’histoires qui sait manier les rebondissements, alterner des scènes d’ambiance électrique, violente et sanglante, avec des passages plus poétiques ou s’attachant au chamanisme par exemple. Il est aussi passé maître dans l’art de faire vivre des figures passionnées, profondément incarnées, se heurtant à la fois aux méandres de leur héritage personnel et au poids de l’Histoire imprégnant le monde dans lequel elles évoluent. En cela Condor réussit à braquer la lumière sur cette génération chilienne qui a suivi la précédente encore engluée entre culpabilité et rédemption. Celle actuelle représente sans doute l’espoir du Chili, mais elle doit se faire une place dans une société désabusée, déréglée et politiquement hantée par le passé.
Lionel Destremau
Condor de Caryl Férey
Gallimard, « Série Noire », 416 pages, 19,50 €
Domaine français Noctune du chili
mai 2016 | Le Matricule des Anges n°173
| par
Lionel Destremau
Caryl Férey poursuit les démons d’une Amérique du Sud coincée entre passé et présent.
Un livre
Noctune du chili
Par
Lionel Destremau
Le Matricule des Anges n°173
, mai 2016.