Toujours à la merci d’une réalité qui le dépassait, Louis Soutter (1871-1942) aura vécu comme absent de sa vie. Une interminable saison en enfer à laquelle il aura fait face en déployant les figures d’une œuvre dont l’enjeu est la vie même, ce qui ne cesse de susciter l’intérêt – voir le récit rêvé de Sereine Berlottier (Louis sous la lune, Argol, 2015) ou le roman de Jean Billeter, Dans la chambre du pornographe, (Jacqueline Chambon, 2004). Aujourd’hui, c’est Michel Layaz – l’un des meilleurs auteurs romands contemporains – qui nous propose sa traversée de la vie d’un des artistes les plus poignants du XXe siècle.
Pour mener à bien cette tentative de restitution d’une vie, il a délaissé le classique continuum du roman, au profit d’un dispositif qui consiste à progresser de date en date, ce qui lui permet, tout en recontextualisant les faits, de mettre en relief ce qu’a de permanent le caractère du personnage comme ce qu’il a d’unique. Autant d’éléments de dramatisation, de points d’intensité, qui donnent au livre sa scansion tout en rythmant le pathétique d’un destin.
Tout avait pourtant bien commencé pour Louis Soutter, né à Morges, en Suisse – dans une famille comptant dans sa lignée le légendaire général Johann August Soutter dont Cendrars fera le héros de son roman L’Or – d’une mère musicienne et d’un père pharmacien. Il opte pour le violon et la carrière de musicien, devient l’élève d’Eugène Ysaÿe. Parallèlement il étudie la peinture à Lausanne et à Paris et fait la rencontre d’une belle Américaine, Madge, jeune et riche. Cédant à la tentation américaine, il part pour les États-Unis et s’établit à Colorado Springs où il épouse sa belle avant de devenir directeur du département des beaux-arts du Colorado College. Mais le mariage tourne court. De retour en Suisse, méconnaissable, il entame une vie de fils indigne, aux goûts extravagants et coûteux. Devenu premier violon à l’Orchestre de Genève, mais incapable de se plier à la discipline, il est rétrogradé avant d’être congédié et de se retrouver à tirer l’archet dans les petits orchestres de thés dansants ou dans le noir des salles de cinéma. Vagabond chic, il dépense sans compter un argent qu’il n’a pas, faisant envoyer la facture à sa famille qui le met sous tutelle – « Louis ne combattit pas son inaptitude à vivre, sa répugnance à toute discipline et à tout devoir. » – puis, excédée, le place dans un asile réservé aux indigents. Il a 53 ans et il lui reste dix-neuf ans à vivre.
Alors pour « conjurer l’inexistence », il se lance à corps perdu dans le dessin, sur des cahiers d’écolier, sur des feuilles trouvées à gauche et à droite. Il en fera des milliers dont la plus grande partie a disparu, brûlée, offerte ou perdue. Fruits d’une insatiable exigence intérieure, en traits serrés, en hachures croisées, en griffures, en rythmes ondoyants ou en ombres chinoises, il multiplie les figures, en grappe, en gros plans, mariant la grâce à la sauvagerie et l’innocence aux noirs dessous de ses chimères. Des dessins non datés, non signés, au dos desquels il note des titres étranges. Une œuvre imprévisible, foisonnante, où la virtuosité le dispute aux fantasmes. La feuille de dessin devient un lieu d’apparition où l’amour et la mort dansent leur jeu de colin-maillard parmi des femmes nues, des fleurs-corps, des crucifixions. Tout un théâtre intime – qui lui vaudra le surnom de « fou pornographe » – où il met en scène ses souffrances, ses blessures, ses désirs mais aussi sa révolte et sa vengeance. Monde angoissant, traversé d’énergies, de tourments nus. Car il n’y aura personne pour mettre fin à son calvaire, à cette humiliation de la dépendance. « On n’ose imaginer ce que Louis devait digérer au quotidien : la parole sûre de son droit des étrangleurs, la pensée vermineuse de ceux qui ont un goupillon, ou une famille, un bon métier, une médaille ou deux, ceux que le doute n’assaille jamais. » Malgré des articles et une exposition aux États-Unis, malgré les efforts de son cousin Le Corbusier et ceux de Jean Giono, rien n’arrêtera sa longue descente vers la mort, en février 1942, presque aveugle et n’ayant plus que la peau sur les os.
Richard Blin
Louis Soutter, probablement, de Michel Layaz,
Zoé, 204 pages, 17,50 €
Domaine français Fouteur d’encre
septembre 2016 | Le Matricule des Anges n°176
| par
Richard Blin
En faisant revivre Louis Soutter, ce dandy famélique amoureux de son violon, Michel Layaz dresse le portrait d’un artiste maudit.
Un livre
Fouteur d’encre
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°176
, septembre 2016.