Les gens d’ici font du ciel un toit et de l’horizon le mur d’une maison. Une maison que l’on pourrait appeler le monde. Les gens d’ici, juste une famille, sont chez eux. On pourrait dire que le monde est à eux, qu’ils sont libres. On pourrait. Mais là où ils vivent, là où ils s’échinent à survivre, c’est un minuscule caillou posé sur une mer parfois noire, parfois turquoise, tout là-haut au nord de la Norvège, non loin des Lofoten.
La famille ou l’île, c’est la même chose. D’ailleurs, tous deux portent le même nom : Barroy. « En vérité, les gens d’ici n’ont rien de plus important que l’horizon (…) même s’ils ne tentent pas de le nommer. » Jamais, personne, n’aura une idée pareille nous raconte le Norvégien Roy Jacobsen. Les mots, ce n’est pas leur truc. Parler ? Ils ont bien d’autres choses à faire. « Les mots s’accumulent chez les îliens et, un beau jour, il faut bien qu’ils sortent. » Mais pas toujours au bon moment ni dans le bon ordre, d’où une certaine âpreté, une intonation grincheuse. Ce qu’ils savent partager les Barroy – île et gens – c’est la misère, la solitude, la dureté, le labeur quotidien, les gestes répétés depuis la nuit des temps, et le silence : « Sur une île, il y a si rarement du silence que les gens s’arrêtent net, regardent autour d’eux et se demandent ce qui se passe. Le silence les étonne. » Espoirs. Craintes. Soudain, une mouette pousse à nouveau un cri, une rafale de vent surgit de nulle part. « Ils reprennent alors leurs outils et recommencent à travailler comme si de rien n’était (…). Mais le silence sur une île n’est rien. Personne n’en parle, nul ne s’en souvient, tellement il marque les esprits. C’est l’infime aperçu de la mort tant qu’ils sont encore en vie. »
Les gens d’ici ne nomment ni l’horizon ni le silence, ils survivent. Ils sont les « invisibles », font un avec la nature, la lande, les rochers, la mer, les jours et les nuits qui s’égrènent toujours pareils ou presque. Ils sont les héritiers d’une sorte de sauvagerie ancestrale. C’est comme ça, une fatalité, ou leur destin, et rien n’y changera, surtout pas les mots. Sauf ceux bien sûr que leur offre Roy Jacobsen. Il sort les Barroy, île et gens, de l’oubli alors que le XXe siècle pointe son nez et ses guerres. Il leur donne corps et âme, avec une infinie bienveillance, une narration charnelle qui comme la mer omniprésente ondule, calme, sereine, ou s’acharne, enragée, tranchante, changeant d’humeurs et de couleurs au gré de ses caprices d’immuable souveraine, d’amante implacable.
À lire les flots de poésie qui envahissent Les Invisibles, il est impossible de ne pas songer à la prose de Jean-Pierre Abraham (Armen), à celle aussi de Jón Kalman Stefánsson (Entre ciel et terre). Beauté. Transparence. L’écriture ou la vie ? Chez Roy Jacobsen, elles sont à l’image des Barroy, île et gens, unies à jamais.
Martine Laval
Les Invisibles, de Roy Jacobsen, traduit du norvégien par Alain Gnaedig, Gallimard, 272 pages, 21 €
Domaine étranger Sauvagerie ancestrale
juin 2017 | Le Matricule des Anges n°184
| par
Martine Laval
Scènes de vies ordinaires sur une île tout là-haut à l’orée du XXe siècle. Les Invisibles met les sens en émois, et renverse nos horizons.
Un livre
Sauvagerie ancestrale
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°184
, juin 2017.