Ils se nomment Nitro Dugan, Cheyenne Shorty ou Hypo Sleigh. Ils sont voleurs, assassins, camés ou pédés. Noirs ou Blancs, gamins de la route ou vagabonds séniles, ils forment une immense troupe de « charognards insouciants dans les marges les plus reculées de la société ». Dans l’Amérique de la Grande Dépression, ils vont de petit boulot en petit boulot, sillonnant les grands espaces en sautant d’un train à l’autre. Mais leurs rêves de liberté et leur quête d’aventure se paient au prix cher : « animaux errants » ou « chacals humains », les voici bientôt « oiseaux de cage » lorsqu’ils succombent à la traque permanente des chiens de garde du système. Coupables, ils le sont toujours : ils le sont de fait, ils le sont par nature. Et juges et jurés – comme, « en général, tous les grossiers instruments de l’Injustice » – ont tôt fait de les envoyer croupir entre quatre murs, ou de leur passer la corde au cou.
Jim Tully a été l’un d’entre eux : au tout début du siècle dernier, à l’âge de 14 ans, ce fils d’immigré irlandais décide, comme London avant lui, de « brûler le dur ». Six années durant, il sera « Red », hobo parmi les hobos, partageant avec la « vagabondie américaine » une vie d’errance d’une côte à l’autre des États-Unis, et le même refus de toute assignation à résidence – lui, le gamin placé à l’âge de 6 ans en orphelinat, « le rebelle aux culottes courtes, aux cheveux roux en bataille, à la mâchoire puissante qui envoyait la vie au diable », lui qui « à cette époque de famine et de tempête (…) détestai(t) la routine autant que maintenant, et chaque personne rencontrée semblait prendre un malin plaisir à vouloir (l)’y faire rentrer, sous l’une ou l’autre de ses formes. Mais à chaque fois, (s)a tête dépassait. » De cette vie à la dure Tully fit œuvre, et le « galopin errant » fou de littérature – qui lisait dans les trains les livres qu’il avait volés dans les bibliothèques publiques et rêvait d’être écrivain – devint auteur à succès dès le milieu des années 1920, et un journaliste très craint par le Tout-Hollywood. Mais Tully ne passa jamais de l’autre côté, n’oublia jamais ses camarades de misère, cette indigente cohorte d’inadaptés dont il croisa le chemin – « apprentis pickpockets, boxeurs, et yeggs ; souteneurs, monte-en-l’air et tire-laine ». Cette faune pittoresque et sauvage, véritable contre-société dans l’ombre des « hommes rangés », avec son code, ses lois et son langage, il en restitua la violente et primitive réalité. Rien de « céleste » en effet chez les clochards de Tully, aucun lyrisme autour de cette vie au grand air, aucune hyperbole : nulle mythologie. Ces hommes de la route sont crasseux, édentés, brutaux, « magnifique(s) menteur(s) », malades… mais, dynamitant toutes les catégories et les classifications à l’œuvre dans la société, forment une tribu solidaire soudée par le rejet réciproque de l’autre monde : « sans distinction de couleur, innocents ou coupables, nous fraternisions les uns avec les autres ».
Dans Ombres d’hommes que Tully publia en 1930 (après le succès de Vagabonds de la vie, en 1924), la plupart des récits se déroulent paradoxalement dans des lieux fermés : wagons des trains de marchandises propices aux souvenirs ou aux plus sombres fantasmagories des hobos en transit, mais surtout cellules de la prison où ils attendent, avec angoisse ou fatalisme, leur jugement, ou encore « jungles » où cette communauté d’individualistes se retrouve, à la marge des villes, au bord des fleuves illuminés par les lucioles, dans « l’odeur des saules humides et des champs de trèfles gorgés de pluie ». Les chapitres se déroulent en portraits successifs de ces êtres abîmés, au fil des rencontres, des arrestations, des condamnations. Enclos dans une terrible scène de lynchage (le premier chapitre, « Jour de saignée », où les hobos apprennent à coups de bâton, de pierres et de fouets d’osier, ce qu’il en coûte de se « tenir à l’écart des honnêtes hommes ») et la description stupéfiante d’une scène d’exécution par pendaison (« Jour de fête »), le récit de Tully interroge : des uns et des autres, des tenants vacillants ou indifférents de l’assassinat légal et de l’ordre moral ou de ces parias, qui sont les ombres ? qui sont les hommes ?
Valérie Nigdélian
Ombres d’hommes, de Jim Tully
Traduit de l’anglais (États-Unis) par
Titaÿna (revu par Cyril Gay), Lux éditeur, 296 pages, 18 e
Domaine étranger Terre de liberté
juillet 2017 | Le Matricule des Anges n°185
| par
Valérie Nigdélian
Dans une Amérique brutale et répressive, plongée dans la tribu dépenaillée des hobos du siècle dernier avec Jim Tully.
Un livre
Terre de liberté
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°185
, juillet 2017.