L’une des particularités de ce roman est d’être écrit à la deuxième personne du singulier, ce qui permet à Karl Geary de rester un narrateur pudique se contentant de relater les faits sans faire de commentaires, sans s’immiscer dans les pensées de ses personnages. C’est dans une boucherie que le lecteur fait la connaissance de Sonny : « Tu étais payé dix livres la semaine, une heure après l’école, sauf les mercredis où tu devais hacher les poumons de mouton pour faire de la pâtée pour chien, ce qui te rajoutait une heure. Tu travaillais là depuis plus d’un an et tu avais économisé deux cent seize livres. » En échec scolaire, Sonny est un adolescent à la dérive, plein d’aspirations encore confuses, à l’exception de celle de quitter un jour l’Irlande pour mieux échapper à l’avenir sordide qui lui tend déjà les bras. Chez lui, dans un quartier ouvrier de Dublin, personne ne se parle : il y a les frères que rien ne distingue les uns des autres, la mère, femme au foyer aigrie et résignée, et le père qui dépense la quasi-totalité de ses salaires chez les bookmakers du quartier, condamnant ainsi la petite famille à se nourrir de pain, de beurre et de frites et qui attend chaque soir que tout le monde se soit couché pour s’installer devant la télévision jusqu’à la fin des programmes. Le seul refuge de Sonny est le cinéma. Il y voit des films comme 37°2 le matin dont l’histoire préfigure celle qu’il va bientôt vivre.
C’est en retapant un mur de jardin écroulé d’une grande maison dans les quartiers chics qu’il va rencontrer Vera, son étrange propriétaire : « Tout en elle était triste, surtout quand elle souriait. » Alors que tout les oppose, l’âge et le milieu social et culturel, ils vont s’aimer comme ils le peuvent, plutôt mal, plutôt tristement, se servant l’un de l’autre comme d’une béquille pour se soutenir et supporter les drames qui jalonnent leur existence. De la même façon que Joe et Mick, les deux bouchers aux prises avec leurs difficultés économiques étaient « pareils à deux serre-livres », Vera dira à Sonny : « Nous sommes des serre-livres, toi et moi, tu vois ce que je veux dire ? »
Dans cette Irlande de la fin du siècle dernier, l’amitié et l’amour n’ont plus rien de sublime : ils ne servent qu’à éviter de s’écrouler totalement. Vera parle peu, est malade et suicidaire ; sa vie est à l’image de sa maison : trop grande pour elle, trop vide, trop froide. Si elle va apprendre à Sonny les jeux de l’amour, elle va également l’initier à l’art et à la lecture, ce que Sharon, sa petite amie, aussi vulgaire qu’attendrissante, estimant que lire ne sert à rien, ne comprend pas. À la lecture de T.S. Eliot, Hrabal, George Sand…, Sonny se métamorphose peu à peu, jusqu’au drame final. Il a 16 ans, l’âge auquel Karl Geary a quitté l’Irlande pour l’Amérique. Est-ce un hasard ? Quoi qu’il en soit, Karl Geary signe avec Vera un premier roman de tout premier plan.
Éric Bonnargent
Vera, de Karl Geary
Traduit de l’anglais (Irlande) par Céline Leroy,
Rivages, 254 pages, 21,50 €
Domaine étranger Une histoire de résilience
octobre 2017 | Le Matricule des Anges n°187
| par
Eric Bonnargent
Sonny a 16 ans, Vera est bien plus âgée. ensemble, ils vont vivre, sous la plume de Karl Geary, une relation impossible, belle et tragique.
Un livre
Une histoire de résilience
Par
Eric Bonnargent
Le Matricule des Anges n°187
, octobre 2017.