Fort à propos en ce début de printemps, Christine van Acker, auteure et comédienne, prend le temps de la bagatelle, le temps de se pencher avec une curiosité gourmande sur un peuple gigantesque et minuscule, celui de l’herbe et du bord des routes. « Commune, mortelle, mais douée d’une ouïe d’une extrême finesse », elle nous balade de la piste du cerf au nid de l’hirondelle, ou dans le sillage déjà effacé du gerris, improprement surnommé « araignée d’eau » puisqu’il appartient à la famille des punaises. Elle a le talent des vrais conteurs, ceux qui sont aussi des guides que l’on suivrait les yeux fermés (façon de parler, bien entendu) au cœur des forêts les plus denses, avec en guise de casse-croûte un morceau de champignon magique chipé à Alice – grand, petit, grand, petit… Plus rien ne nous est interdit : ni le dortoir (non mixte !) de la chauve-souris, ni la galerie du lombric, ni même le quatrième estomac de la vache. On la sent aussi émue par ce qui se trame dans ces microcosmes que par les mots pour le dire : la tarière, l’oviscapte, le carabe doré, le nématode, la tégénaire, la chélicère, les pédipalpes de l’araignée… « Le sauteriot délivré de sa dernière mue, chitine à la coupe définitive, costume ajusté, longues et fines antennes affûtées, voici venir le bel imago, d’un vert tirant sur le smaragdin : ces mots nouveaux, insolites, que peuvent cacher les herbes hautes ! »
Le lexique animalier, en particulier entomologique, est en lui-même un petit cabinet de curiosités euphoniques dont Christine Van Acker, c’est tangible, se délecte. Elle ne fait pas que nommer, elle cerne de près ce que nous avons tous déjà vu sans le regarder, sans y prendre garde ni chercher à en savoir plus. Parfois même en marchant dessus. Ce qu’elle ne nous reprochera pas : pas d’anthropomorphisme ici ni de plaidoyer d’inspiration « végane » en faveur de la vie à tout prix. Mais une collection de saynètes naturalistes souvent brillantes, toujours pleines d’esprit(s). On pioche dans cet herbier vivant comme dans une boîte de chocolats, avec une sorte de paresse parcimonieuse, en essayant de faire durer… Parmi les morceaux de choix (choix personnel, s’entend), une jolie psychanalyse de la limace, qui nourrirait sa nuisibilité d’un possible complexe d’infériorité vis-à-vis de l’escargot, mieux logé qu’elle (« l’escargot est une limace qui a réussi ») ; le juste hommage à la sauterelle, qui « de son élytre gauche joue de l’archet » et qui fonctionnerait à l’énergie solaire, puisqu’ « au moindre nuage, tout le monde se tait » ; ou encore cet espoir renouvelé chaque nuit de rencontrer le renard au bord de la route, dans l’éclair blanc des phares, qui aura pour certains l’arôme d’une madeleine de Proust : « Quand je rentre bredouille sans le rencontrer quelque chose de moi reste sur la route, à l’attendre. » On croirait des brèves de comptoir…
Ce bel ouvrage, à la couverture si chlorophyllée qu’on est presque surpris, en l’ouvrant, de n’y respirer que l’odeur du papier, va bien plus loin que l’exercice de style (sans faute de goût) ou le bestiaire ornemental. Incrusté de citations animalières tirées de sources aussi diverses que Jaccottet, Gide ou Buffon, il cherche à formuler « de nouvelles relations entre les mots, entre les êtres, les animaux, les végétaux, et les choses. Intuitions chamaniques que ne négligent pas les chercheurs, certains scientifiques plus proches de la poésie que certains réducteurs de têtes pourraient le penser ». Intuition de l’importance de ce que nous considérons comme du détail, de l’anodin à quoi se résume, pour la plupart d’entre nous, l’infiniment petit, à l’image de ces tardigrades extrémophiles en état de vie arrêtée (ou « cryptobiose »), auxquels nous ressemblons, contre toute attente et malgré leur silhouette de sacs d’aspirateur, puisque « nous résistons, grâce à nos ressources cachées, à la pression des multinationales, à la dessiccation des budgets de la culture, et autres déconfitures dont nous ne sommes malheureusement pas les seules victimes ».
Un livre doux comme une caresse, à contre-courant du brouhaha politicien, de la violence verbale de notre époque, et des raccourcis sémantiques qui voudraient nous faire prendre, par exemple, le drame de l’exil économique et politique pour un simple vol d’oiseaux migrateurs.
Camille Decisier
La Bête a bon dos, de Christine Van Acker
José Corti, 192 pages, 18 €
Domaine français La petite bête qui monte
avril 2018 | Le Matricule des Anges n°192
| par
Camille Decisier
Érudit, sensible et champêtre, remarquablement écrit, le dernier ouvrage de la Belge Christine Van Acker nous met la puce à l’oreille.
Un livre
La petite bête qui monte
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°192
, avril 2018.