François Cervantes a passé trente ans à explorer le monde des clowns, à voyager avec ces personnages étranges, enfantins, grotesques ou inquiétants, sortes de doubles de nous-mêmes venus de l’intérieur et qui « nous donnent à voir cet être qui porte des désirs immenses, qui n’a pas les moyens de les réaliser, mais qui n’y renonce pas pour autant et qui court à la catastrophe ». Cinq spectacles ont vu le jour au cours de ces années, et les Solitaires intempestifs ont été bien avisés de rassembler ces textes qui forment comme un chemin de découverte du monde. Ici les clowns ont quitté le sable des pistes de cirque et se retrouvent sur le plancher des théâtres. Toujours débordant de curiosité et d’amour, toujours enclins à faire des bêtises, provoquant le rire par leur maladresse et leur naïveté, ils sont tout à la fois une part d’enfance restée blottie au fond de nous, un rebelle qui s’exprime contre le conformisme et les fausses évidences et les initiateurs du scandale de croire que tout est toujours possible. Et puis ces textes sont aussi la rencontre d’un auteur et d’une comédienne, Catherine Germain, Arletti de son nom de clown, qui traverse ces cinq pièces comme un météore dans le ciel absurde et sans fin de nos univers trop humains.
La Curiosité des anges (1987) commence par une drôlissime version de La Cigale et la Fourmi, suivie de quelques considérations sur la mort, « Ça te coupe ton élan, la mort. Quand on meurt on perd la vie. C’est grave, c’est long, c’est définitif. » et finit avec La Mouette de Tchekhov interprétée en russe. Et tout cela est bien sûr parfaitement logique. Plus loin, dans Les Clowns (2005), Arletti et ses comparses Zig et Boudu se retrouvent dans un théâtre, l’explorent et décident de jouer Le Roi Lear de Shakespeare. Et comme ils ne sont que trois : « Bon, voilà, il y a un roi, et ses deux filles, et tout le reste, on l’enlève. » Car il y a dans le rapport au monde de ces curieux personnages simplicité et bon sens : ils pensent tout haut, se questionnent sans honte et n’hésitent pas à s’inventer auteurs ou musiciens. « Ils nous rappellent que l’homme n’est pas achevé : c’est un projet. » Tout à la fois naïfs et transgressifs, ils décortiquent pour nous la création du monde à travers une relecture de la Bible, Le 6e Jour (1995), s’inquiètent du sort réservé à l’homme : « On ne sait pas ce qu’il y a à l’intérieur d’un homme après tout… C’est peut-être compliqué avec beaucoup de pièces… Non ? » et se préoccupent du devenir d’une peau de banane. Ils s’oublient, se découvrent, s’étonnent d’être ici-bas et n’en reviennent pas tant l’absurdité et l’émerveillement de vivre se mêlent et les épatent.
Mais avant tout, « Les clowns apparaissent sur la scène sans appartenir à aucune histoire. Ce qui remplace l’histoire, c’est la rencontre. » Ils ont le chic pour croiser des personnages improbables comme Le Dormeur qui passe son temps à dormir dans les rideaux de théâtre et tombe lorsqu’on les secoue. Mais ces rencontres sont éphémères – les départs sont accompagnés de grandes séparations – car le clown poursuit toujours son chemin. Les gags, les jeux de mots, les histoires drôles sans queue ni tête font bien sûr partie du voyage car les clowns triturent aussi la langue. Et puis le corps du clown participe également de cette énonciation du monde : il se tortille, tombe, saute, se tord, et retombe dans toutes les positions. D’où les nombreuses didascalies qui racontent, décrivent, ou précisent les actions en cours. C’est un être en perpétuel déséquilibre, en apesanteur, un être qui tombe du ciel et y remonte sans vergogne.
À la lecture de ces cinq pièces, c’est notre clown intérieur qui frissonne. Il a senti la proximité de ses pareils, et fait vibrer en nous la part inouïe d’un être en devenir. Et puis il y a avant chaque texte une petite présentation de François Cervantes. Quelques lignes qui amorcent ou poursuivent les questionnements initiés par les clowns et prouvent s’il en était besoin que pour lui, la question du clown est une question éminemment sérieuse. À travers eux c’est toute la condition humaine qui passe au révélateur.
Patrick Gay-Bellile
Pièces de clowns, 1987-2013,
de François Cervantes
Les Solitaires intempestifs, 256 pages, 19 €
Théâtre Ils en rient encore !
novembre 2018 | Le Matricule des Anges n°198
| par
Patrick Gay Bellile
Quand le regard décalé du clown découvre et raconte le monde à ceux qui sauront le voir.
Un livre
Ils en rient encore !
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°198
, novembre 2018.